#19 - Lost in translation

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" - Tu seras très gentil avec Maman, d'accord ?

- Pourquoi elle pleurait hier soir... Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

- Elle a fait une fausse-couche, ça veut dire qu'elle a perdu son bébé...

- Alors je n'aurai pas de petit frère ?

- Non, désolé mon grand, pas cette fois-ci non plus. On fait tout notre possible pourtant, tu sais..."

***

O Breizh, ma Bro

" - Mais... Arrêtez de parler anglais !"

Ma petite sœur était excédée, toute la table s'esclaffa.

" - Mais on ne parle pas anglais, on parle Breton !"

Quel âge pouvait-elle bien avoir ? 6 ans, 7 ans ? Aussi drôle que pouvait être sa remarque, je ne pouvais que comprendre son débordement. Mon arrière-grand-mère, mon arrière-grand-tante, ma grand-mère, mon grand-père et ma mère parlaient tous breton entre eux. Chaque fois que nous partions en vacances, entourés de personnes parlant un vocable qui nous était parfaitement étranger, ma sœur et moi nous sentions ainsi quelque peu isolés. Mon père dû probablement se sentir exclu de même, même s'il parvenait à comprendre quelques bribes à l'occasion.

Ma sœur n'était pourtant pas du genre à s'emporter. Les repas familiaux étaient plutôt l'occasion de fous-rires de sa part. Elle ne passe d'ailleurs pas inaperçue en ces occasions. Etrangement, ils sont assez proches de ses crises de larmes quand elle était bébé. Elle commence par un tout petit hoquet, puis plus un bruit, car elle semble ne plus pouvoir respirer. Elle se met alors à rougir. Enfin, après un long suspens dont l'interruption rassure, elle finit par éclater dans un grand bruit. Dans un cas comme dans l'autre, elle en a les larmes aux yeux. C'est toujours impressionnant.

***

"- Et si c'est un garçon ?

- Si c'est un garçon, on l'appellera Laurent.

- Laurent comme le stagiaire qui était venu plusieurs fois ?

- Tu aimes bien ?

- Oui, j'aime bien Laurent..."

***

Ce breton que nos aînés parlaient volontiers est celui du "Cap", comme ils disent, en insistant bien sur le P final. A l'exception de Maman, c'était leur langue maternelle. Ils avaient appris Le français à l'école, qu'ils parlaient couramment, malgré quelques bretonnismes qui "allaient bien avec nous". Un apprentissage forcé et contraint par la IIIe république.

Mon arrière-grand-mère subissait à l'école, dans les années 1910 et 1920, un système dénommé "la vache". Le principe en était diablement simple. Tous les matins, le premier de la classe qui était surpris à parler breton héritait de cet objet prouvant sa "faute". Puis, si le propriétaire de "la vache" était à son tour témoin d'un écart, il avait le droit de transmettre l'objet. Le dernier de la journée héritait d'une punition. Apprendre la délation à des enfants, encore une belle invention.

Après la guerre il a fallu reconstruire. Pour assurer l'avenir, il fallait des emplois qualifiés. Ces diplômes n'étaient distribués que par l'école de la république, où l'on persistait à proscrire le breton. Parler breton, c'était devenu ringard. Parler Breton, c'était devenu la honte. Alors on commença à enseigner le français aux enfants en premier, et le breton en option. Comme si tout le monde avait hérité de "la vache" pour de bon.

Il y a bien les écoles Diwan, aujourd'hui, pour tenter de faire revivre le breton. Mais l'accent et la subtilité n'y sont pas. La génération des baby-boomers sera véritablement la dernière à couramment le parler, à en avoir eu la nécessité. Ils finiront même par ne plus le pratiquer. Parce que pour faire vivre une langue, il faut en avoir besoin. Parce que parler autre chose que le français, en France, c'est devenu compliqué.

Manette au poingOù les histoires vivent. Découvrez maintenant