Chapitre 23, Partie 2

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Je suis sur le point de me mettre au lit lorsque l'on toque à ma porte. Je sais que c'est lui, et pourtant, j'ouvre.

Un frisson me parcourt en découvrant son torse nu. Il est si beau que c'en est encore plus douloureux. Il me fixe de ses yeux noirs comme l'onyx et soupire.

Nous restons un instant face à face, lui hésitant à parler, et moi la gorge si serrée que je ne peux prononcer un mot. Le silence est tellement épais qu'il paraît nous enfermer dans une bulle.

Nous ouvrons la bouche en même temps.

— Je...

— Si tu refuses que je sois celui que tu mérites, je serai celui auquel tu ne t'attendais pas. Je serais celui qui surviendra sans prévenir dans ta vie, qui bousculera ton avenir et qui chassera tes peurs. Je serais celui dont tu ne rêvais pas, mais dont tu avais excessivement besoin. Laisse-moi rentrer dans ton cœur, Amber, s'il te plait. Donne-moi une chance d'être quelqu'un que j'ai toujours voulu devenir.

— Tu es déjà bien plus que ça, je souffle. Et... et si ça ne tenait qu'à moi, je te donnerais ce que tu veux, mais ce n'est pas le cas. Je ne peux pas. Je ne peux pas lui faire ça, c'est encore trop douloureux, trop récent.

Il me regarde, désemparé. Ses yeux expriment la peine que mes mots lui font ressentir. Il semble prêt à s'emporter, je me prépare à des cris. Mais il murmure.

— Alors c'est comme ça que tu vas vivre le restant de tes jours. Vivre aux dépens de quelqu'un, pour tenter de s'acquitter de sa mort, pour ne jamais oublier que tu es responsable parce que l'assassin est ton frère ? Pardonne-toi, Amber. Et accepte l'idée que tu puisses exister en paix sans le dénigrer.

Mes yeux s'embuent jusqu'à ce que je ne sois qu'une rivière de larmes. Ses paroles me font l'effet d'une lame glaciale et lancinante en plein cœur. Je me laisse glisser le long du montant de la porte.

— J'ai peur de l'oublier.

Je sanglote tant que mes mots sont hachés. Alors, il s'assied près de moi, comme tout à l'heure, adossé au mur d'en face. Il ferme les yeux. Le couloir est désert, faiblement éclairé. Il chuchote si bas que je perçois à peine ses lèvres bouger.

— Je me suis réveillé un matin, sous la pluie, dans une rue du Bronx, à New York; C'était il y a presque deux ans. J'avais froid, tous mes membres me faisaient souffrir, j'avais faim. Cela faisait des années que je ne m'étais pas senti aussi mal. Pourtant, c'est lorsque j'ai réalisé ce qu'il venait de m'arriver que la douleur a été la plus forte.

Il s'arrête quelques instants.

— Ce matin-là, je me suis réveillé comme d'un immense mauvais rêve, humain. J'étais complètement perdu, alors j'ai erré en ville, toute la journée. Mais je ne voyais rien autour de moi. Je n'avais rien d'autre à l'esprit que mes victimes, des innocents, suppliant que je les achève, et du sang, plus que je n'en avais jamais vu. Tous mes souvenirs me sont apparus clairement cette fois-ci, et je me suis rendu compte du mal que j'avais fait. J'aurais voulu me jeter sous les roues d'un camion, mais une seule chose m'en a empêché : il fallait que je retrouve Kelly. Pourtant, je ne l'ai jamais revue. Ni ce jour-là ni aucun de ceux qui ont suivi.

Aaron inspire, déglutit avec difficulté.

— Ce jour-là fut le pire de ma vie. Et te dire que je me sentis mieux les suivants serait un mensonge. La culpabilité m'a rongé, presque autant que toutes les questions qui tournaient en boucle dans mon esprit. Que m'est-il arrivé ? Pourquoi moi ? Où est Kelly ? Est-elle morte ? Combien de personnes ai-je tuées ? J'en serais presque devenu fou.

Je l'écoute avec attention, bouleversée par son récit. Mes larmes se sont taries, mais des frissons me traversent le dos face à tant de douleur. Je mesure combien ces paroles sont précieuses, combien il se met à nu et s'expose à mon jugement en me dévoilant ses secrets. Il retire quelques instants son masque d'invincibilité. Et je le vois plus humain qu'il ne l'a jamais été.

— Comment t'es-tu sorti de cet enfer ?

— Je me suis pardonné. Je me suis répété que j'étais quelqu'un de bon, qui méritait la rédemption, l'amour.

— Et tu y crois vraiment ?

— Eh bien, aucun de ceux à qui j'aimerais demander pardon n'est encore en vie aujourd'hui, alors si je ne me pardonne pas moi-même, plus personne ne le fera pour moi. Et j'estime avoir assez souffert pour bien longtemps. Aucun de nous n'est parfait, et on ne peut pas effacer nos fautes. Tout ce que l'on peut faire, c'est tenter de s'en acquitter en faisant plus de bien que l'on a fait de mal.

— Voilà pourquoi tu es devenu entraîneur des Chasseurs au Centre.

— Oui, c'est l'une des raisons, acquiesce-t-il.

Je divague dans mes pensées durant de longues minutes, m'efforçant d'éclaircir mes idées en donnant du sens à la morale de l'histoire d'Aaron. Il me laisse réfléchir en silence. Nous sommes comme deux âmes déchirées s'attirant inexorablement malgré la tempête, à quelques centimètres l'une de l'autre.

Aaron finit par se lever, tandis que mon corps, engourdi, peine à ne pas tomber de sommeil, et que mes paupières s'alourdissent.

Il me tend la main pour me relever, sans un mot, mais je suis bien trop las. Alors, c'est en me portant qu'il m'amène, sans effort, jusqu'à mon lit. Je remarque à peine la peau de son torse qui touche la mienne.

— Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas autant pleuré, je constate, toujours dans ses bras, tel un petit enfant épuisé.

Il m'installe avec douceur sur mon matelas, et me recouvre d'un drap.

— Je suis désolé. Je suis peut-être allé trop vite. Tu as besoin de temps, et je le comprends. Je ne tiens pas à remplacer Jake.

Lorsqu'il me borde, il se penche au-dessus de moi, et son odeur semble imprégner tout mon lit.

— Je me suis trompé, tu n'es pas Cendrillon. Tu es cette pauvre et pourtant somptueuse Antigone.

Je saisis vaguement la référence, l'esprit embrumé.

— Reste, je le supplie, la voix pâteuse, l'attrapant par le bras quand il s'éloigne.

C'est dans mes derniers momentsde lucidité que je discerne combien sa peau est délicieuse au toucher, etcombien je suis attirée par lui, malgré tout ce que j'ai pu lui dire ce soir.Je perçois en dernier lieu qu'il éteint la lumière, ferme ma porte à clé, s'emparede mon second coussin, et s'installe sur le canapé. Je sombre l'instant d'aprèsdans le sommeil.

Les ChasseursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant