Chapitre 1, Partie 2

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C'était il y a cinq ans. Nous étions tous les quatre, Alyssa, Tyler, Jake et moi, à New York. C'était l'été et nous n'avions eu aucune mission depuis au moins deux mois. Kristina se détendait enfin après de longues semaines éprouvantes. Elle nous avait donné l'autorisation d'aller nous amuser au parc d'attractions Luna Park de New York, le temps de quelques heures, et c'est ce que nous avions fait, nous empressant de sortir à l'air libre. Nous avions ri, hurlé, couru et sauté en nous éclaboussant avec l'eau fraîche des fontaines, émerveillés devant les attractions toutes plus incroyables les unes que les autres. Le parc rayonnait de lumière, chatoyait de couleurs. Sur les pelouses verdoyantes retentissaient des cris d'enfants et le fracas des manèges. Le faible vent peinait à masquer la lourdeur écrasante du soleil, nous apportant à peine une brise d'air chaud et chargé de senteur de barbe à papa. Le thermomètre dans les voitures affichait près de 37 °C. Le temps et l'espace semblaient se prolonger à l'infini tandis que nous nous étions arrêtés sur l'herbe, durant quelques minutes. Allongés côte à côte, observant à travers le filtre de nos lunettes de soleil le ciel et les nuages comme suspendus bien au-dessus des hautes attractions, nous avions évoqué avec amusement nos vies si peu communes. Puis, nous étions allés déguster une crème glacée chez l'un des nombreux petits marchands du parc. Jake était en train de nous raconter une histoire hilarante, à grand renfort de gestes. Soudain, il avait brusquement envoyé sa glace s'écraser sur mon tee-shirt blanc. Il s'était répandu en excuses tandis que je ne m'arrêtais plus de rire. Nous nous étions rendus tous les deux à une fontaine pour me nettoyer. Alyssa avait proposé à Tyler de refaire un tour de manège, et ils étaient partis. Nous étions seuls tous les deux. Jake avait sorti une montagne de mouchoirs en papier et nous avions vainement tenté d'enlever l'énorme tache rose. Mettre de l'eau ne faisait qu'empirer les choses. Petit à petit, l'engouement retombait et nos respirations se calmaient. J'observais ses mèches châtain accrochant tellement le soleil qu'elles en paraissaient blondes. Je m'appliquais à distinguer la clarté de ses prunelles grises derrière ses lunettes, qui rendaient les traits de sa mâchoire plus francs, percevant que son visage devenait plus carré ces derniers temps.

Jake sentait l'été. Il était la chaleur, les rayons flamboyants du soleil couchant, les tiges de blé dorées à la fin de la saison. Il exhalait les odeurs épicées des déodorants pour homme mêlées au parfum de vanille. Qu'est-ce que j'aimais ça. Jake respirait la confiance et l'assurance tranquille de celui qui se sent fort et à sa place où qu'il aille et quoi qu'il fasse. Son corps taillé et travaillé par des années d'entraînement ne trahissait jamais la fatigue, l'effort ou la peur. Son visage pouvait être resplendissant autant qu'il pouvait être menaçant. Mais lors de journées comme celle-ci, plus rien ne semblait pouvoir lui ôter son si beau sourire, auquel j'avais droit plus souvent que tous les autres, et qui m'était destiné à cet instant.

Après un silence, il m'avait dit de fermer les yeux. J'avais tout de suite obtempéré. Jake était la personne en qui j'avais le plus confiance dans tout l'univers, la personne à qui j'aurais pu confier ma vie sans une once de doute. Il avait plongé ma main dans l'eau de la fontaine puis avait glissé quelque chose de froid autour de mon bras. Nos doigts entremêlés me faisaient un drôle d'effet, son pouce décrivant d'imperceptibles cercles au creux de ma paume. Il m'avait dit d'ouvrir les yeux.

Je n'avais d'abord pas compris. Puis, j'avais contemplé, muette, le bracelet accroché autour de mon poignet. Sous l'eau, il brillait. Je le tournais et observais la fine ligne de de diamants créer des milliers d'éclats scintillants. J'avais retiré ma main de l'eau et avais déchiffré les mots gravés sur le bijou.

Mon cœur est pour toi.

C'est magnifique, avais-je dit dans un souffle.

Jake avait lentement délacé ses doigts des miens, presque à regret. Le message m'avait frappée de plein fouet. Mon cœur est pour toi.

Tu sais ce que cela signifie, maintenant. Tu sais ce que tu signifies.

Je l'avais interrogé du regard. Je voulais plus de mots doux, plus de chuchotements sur le bout de ses lèvres. Les bruits tout autour de nous semblaient s'être tus, et seul un soudain vent chaud était venu parfaire ce moment. Jake avait approché ses lèvres de mon oreille, mon cœur s'était emballé tandis que ma respiration s'apaisait, et en soulevant mes cheveux il avait murmuré :

Je t'aime.

Puis, avec une délicatesse que je lui avais rarement vue, il avait pris mon visage entre ses mains et m'avait embrassée.

Mon corps avait pris feu, s'était embrasé. Mon pouls, lui, s'était délicieusement emporté. Sa bouche avait le goût de vanille, la même saveur que sa peau. Nous étions seuls. Seuls dans le parc. Seuls au monde. N'importaient plus que ses lèvres tendres contre les miennes.

Le baiser s'était terminé de longues secondes plus tard, mais la chaleur de son corps était restée imprégnée au plus profond de moi. J'aurais voulu que cela ne s'arrête jamais.

Mes souvenirs s'interrompent. Des larmes coulent le long de mes joues, mais je ne pense même pas à les sécher. Je sais que c'est inutile, car je recommencerai à pleurer tôt ou tard. Elles tombent sur mes genoux, me ramenant à la réalité aussi durement qu'une averse d'automne.

Mes mains tremblent. J'ai encore la sensation de chaleur sur mes lèvres. Jake. Mon premier amour. Le seul auprès de qui je me sentais en sécurité. Vivante. Le seul que j'aurais voulu préserver de tout mal et de toute peine. Mais il n'est plus. Il est mort, implacablement, et rien ni personne ne le ramènera. Il continuera de subsister dans les mémoires, ma mémoire, encore une vie durant, me hantant chaque nuit et à chaque évocation de son prénom. Il est mort, tué froidement par mon frère, et jamais nous ne réaliserons les rêves dont nous avions parlé. Jamais plus je ne reverrai son visage s'éclairer en me voyant, resplendir d'amour, et ses yeux briller de fierté et de confiance. Je dois cesser de penser au passé, et aller de l'avant.

Je me lève et vérifie mon équilibre. Je ramasse le bracelet d'Alyssa et le pose sur sa commode. Je ne le mettrai pas.

Je me coiffe soigneusement, me maquille, puis observe mon reflet dans le miroir. Mes yeux sont rouges et gonflés. Ce n'est pas très visible, mais je sais que personne ne pourra s'y tromper. Je ne me trouve même plus belle, et je n'ai plus aucune envie de faire la fête.

Je me lève tout de même, traverse la chambre jusqu'à l'escalier. Des conversations viennent d'en bas. Pour me donner du courage, j'effleure une dernière fois mon porte-bonheur puis descends. Et en l'honneur de Jake qui n'aurait pas souhaité me voir pleurer le jour de mon anniversaire, j'accroche le temps de quelques heures sur mon visage le plus magnifique sourire de tous les temps.

Les ChasseursWhere stories live. Discover now