Chapitre 6, Partie 2

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Lorsque j'arrive dans mon ancien couloir, une vague de nostalgie me fige quelques secondes sur place et me fait verser une larme. Le corridor s'étendant devant moi est parfaitement similaire à celui que j'ai volontairement quitté voilà deux années ; un sol lisse et clair, des murs gris, le tout éclairé par de très originales lumières à néons. Tyler et Aly se sont empressés de retrouver leurs chambres, juste à côté de la mienne, mais j'ai d'abord souhaité déambuler dans les dédales du Centre des Chasseurs qui, bien qu'à la limite du glacial, m'apparaissent depuis toujours comme accueillants.

J'étais allée faire un tour à la salle d'entraînement, mon lieu préféré, encore fréquenté à cette heure-ci. En réalité elle n'était presque jamais vide, et c'était extrêmement rare de n'y entendre aucun grognement de douleur, aucun bruit retentissant de coups de poing. J'y avais passé un certain temps, après la mort de Jake, recroquevillée dans ma cachette, située tout en haut derrière le mur d'escalade, dans un petit recoin à l'abri des regards. Jamais personne ne m'y avait trouvée. Seul Jake connaissait mon secret, mais j'en étais maintenant l'unique détentrice.

Puis ma visite m'avait guidée près des bureaux. J'avais discrètement observé les membres de la section informative à travers la porte entrebâillée. Plongés dans leurs recherches et les quelques dizaines d'écrans devant eux, ils ne s'étaient même pas rendu compte de mon intrusion. Les lumières clignotaient sur leurs tableaux de bord. Des plans de New York s'étendaient çà et là, entre les écrans montrant quelques rues très fréquentées, et d'autres plus sombres. Le lieu idéal pour des attaques de Vampires. J'étais restée sur le pas de la porte entrebâillée. De dos et dans l'obscurité, j'avais réussi à reconnaître un ami, Simon, communiquant au moyen de son oreillette, mais les autres m'étaient inconnus. La pièce était relativement calme, quelques bips retentissaient de temps en temps, les agents parlaient d'un ton posé et bas. Il était rare que la salle monte en effervescence, cela n'arrivait que lorsque l'on trouvait un repaire ou une bande de Vampires. La tension augmentait, des agents survoltés créaient un va-et-vient bruyant dans tous les couloirs adjacents à la section informative, et il fallait alors se préparer à partir à la chasse. À l'époque, j'attendais, fébrile, qu'une alerte comme celle-ci se déclenche, et j'étais la première à grimper en voiture direction le combat. À l'époque...

J'arrive sans m'en rendre compte devant mon petit studio portant le numéro 307. Kristina a pris la délicatesse de nous attribuer notre ancien logement, et une vague d'impatience s'empare de moi alors que je passe mon badge contre le lecteur. Je pousse la porte et entre, avant d'allumer et de contempler à nouveau mon chez-moi.

L'endroit est déjà aménagé, bien sûr, mais quelque peu impersonnel. Mon espace se compose d'une large pièce, faisant office de chambre, mais également de salon et de bureau, d'une grande salle de bain, et d'un dressing contenant un petit coffre-fort. Les murs sont bleu clair, tels que je les avais laissés après mon départ du Centre.

Je fais quelques pas et passe ma main sur la cloison lisse. La couleur vue d'aussi près m'agresse, me paraît déplacée. Je me demande comment j'ai pu penser à repeindre entièrement la pièce ainsi. À cette époque j'étais pleinement heureuse ; apprendre, me battre, risquer ma vie, me sentir importante et forte me plaisait énormément, et gonflait ma fierté. Les années passées entre ces murs me semblaient les plus belles de mon existence, j'avais l'impression d'y avoir trouvé ma place. Tout ce que j'avais abandonné de mon enfance, mes amis, mes parents, mes activités d'adolescente, l'école, rien ne m'importait et je ne regrettais aucun de mes choix. Je pensais faire ma vie avec ces gens, avec ma nouvelle famille qui me regardait comme un élément indispensable à la survie de tous : des personnes qui m'entraînaient à devenir une combattante d'exception, qui n'étaient jamais ni trop douces ni trop sévères. Cette famille était tout ce que je possédais et tout ce que je chérissais le plus. Ce que d'autres auraient considéré comme une existence digne des plus grands romans de science-fiction était mon quotidien.

Pourtant, à cet instant, je n'arrive toujours pas à me rendre compte des aspects qui ont changé. Ce que je sais, c'est que je ne ressens plus du tout la même joie de vivre, la même envie de combattre, que mon excitation à l'idée des missions s'est transformée en peur, et que je n'ai plus confiance qu'en une poignée de personnes. Ce dont je suis sûre, c'est que je n'aime plus du tout cette couleur, qu'elle me rappelle trop de souvenirs, et que, désagréables ou non, je veux tous les oublier. Je ne suis plus cette personne, et je hais la mentalité de la jeune fille que j'ai été durant ces sept années. Pourtant, si tout recommencer est obligatoire, alors je dois faire de mon mieux et redevenir au moins aussi digne de mes collègues et aussi forte que je l'étais.

Réussissant enfin à m'extraire de mes réflexions, je me rends compte que je me suis machinalement assise sur mon lit. Celui-ci déborde de coussins et d'édredons moelleux, blancs, bleus, et noirs. Kristina a sûrement cru bien faire en réaménageant la pièce aux couleurs qui me plaisaient, mais c'est presque pire. Je les ferai changer le plus tôt possible, et je demanderai à repeindre le mur d'une teinte plus neutre qui maintenant me correspond.

Grâce aux moyens financiers du Centre, toutes les chambres sont luxueuses, grandes et modernes. C'est un autre des avantages de cette organisation : elle bénéficie d'énormément d'argent, généreu-sement offert par le gouvernement en échange de notre discrétion et notre protection. Ses employés ont la belle vie. En témoigne l'écran plat, comme en lévitation en face du canapé et de la table basse. Un bureau noir laqué accompagné d'un fauteuil molletonné est disposé dans un autre coin de la pièce. Il ne manque rien, et le maximum est fait pour que chaque nouvel arrivant se sente à l'aise. Chaque studio peut être redécoré comme son occupant l'entend.

Des valises sont déjà posées au milieu de la chambre, alors que Kristina nous avait clairement signifié de n'emporter aucun effet personnel, volonté que j'ai respectée. Elles doivent contenir quelques nouveaux vêtements et uniformes, en attendant de pouvoir me créer une garde-robe neuve. Cela ne me dérange pas d'avoir laissé toutes mes affaires, mais il est probable qu'Alyssa n'ait pas encore fait le deuil de sa gigantesque penderie. À moins qu'elle ne se soit jetée sur le dressing. J'y entre d'ailleurs quelques instants, constatant qu'il est vide. J'ouvre surtout le coffre-fort, vérifiant que mon pistolet aux balles d'argent, mon poignard, mes différents badges et mon téléphone portable tout neuf s'y trouvent bien. Je rajoute mes clés de voiture à ces nouveaux jouets. Avant d'aller me coucher, je m'en vais jeter un léger coup d'œil dans la salle de bain, carrelée en noir, qui dispose d'une douche extrêmement moderne, d'un immense miroir surplombant l'évier en marbre, et d'une multitude d'étagères. Puis, exténuée, je me glisse sous les draps. Le sommeil est long à venir, et je repense encore et encore à combien je suis différente de la jeune fille que j'étais il y a trois ans.

Innocente enfance, où le danger qui pesait constamment sur nous nous galvanisait. Je ne craignais rien, j'aimais le combat, et j'aimais être la meilleure. Le but du jeu était de devenir la plus redoutable possible, en un temps limité. Et à plaire, beaucoup. Cet engouement avait pris fin au début de ma relation avec Jake, à mes dix-sept ans. Dès lors, rien ne comptait plus que cet être, auquel j'aurais donné ma vie, cet être qui faisait de moi tout ce que j'avais toujours souhaité devenir.

Il m'aurait détruite de la plus belle des façons, il m'aurait lacéré le corps de désir, saccagé le cœur d'une tornade de sentiments si c'est ce que j'avais voulu. Il avait le don de me faire ressentir tous les extrêmes à la fois. De la chaleur de ses lèvres, à la glace de ses yeux, auprès de lui, tous ces contraires devenaient complémentaires. Nous n'étions l'unité l'un sans l'autre, j'avais besoin de lui pour vivre. Il était la condition à chacun de mes gestes, à chacune de mes pensées. Son seul nom était la réponse à l'existentielle question de l'amour, son nom, que je prononçais entre deux baisers ardents.

Jake.

Les ChasseursWhere stories live. Discover now