4 Sombre Hypothèse (1/2)

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Mercredi soir.

Le lendemain, les cours reprenaient officiellement. Il imaginait sans peine l'horreur que cela pouvait être pour sa fille et pour Angelo, à un instant de la vie où bien souvent le domaine du scolaire s'apparentait à un calvaire. Ça avait été son cas plus jeune. Ce qu'il avait détesté l'école, et pire encore le lycée, cet âge bâtard où on était tiraillé entre la vie d'enfant et celle d'adulte.

Soupirant, il jeta un coup d'œil craintif en direction du premier étage. Il marqua un arrêt aux pieds des marches de l'escalier, se contentant d'étirer son cou en fixant la silencieuse pénombre qui semblait régner en haut.

Francis devait avoir une importante conversation avec Angelo. Rien de bien méchant, mais il fallait que ce soit dit. Sa femme et lui-même avaient décidé qu'il valait mieux mettre les choses au clair — sur certains points délicats, mais humains — avec l'adolescent dès le départ et, bien évidemment, il avait hérité de la corvée. L'excuse de son épouse : c'était plus simple que ce soit une discussion entre hommes et puis, c'était elle qui en avait écopé avec leur fille, il n'y avait donc aucune raison à ses yeux pour que ce ne soit pas Francis qui s'en charge avec Angelo.

Qui disait discussion entre hommes incluant un adolescent et un adulte disait tensions. Francis imaginait déjà sans peine le malaise qui s'instaurait dans une pièce lorsqu'il s'agissait d'une conversation de ce genre entre un père et un fils, alors dans ce cas précis, il ne doutait pas du tout de l'ambiance chargée de nervosité qui plomberait leur dialogue, et il sentait comme des boules de plomb lui remuant les entrailles.

Inspirant un grand coup pour se donner toute la contenance nécessaire à la réussite de sa mission, l'homme grimpa lentement les marches des escaliers, se dirigeant sans trop de convictions vers la chambre de l'adolescent.

Face à la porte close, il lâcha un nouveau soupir dépité. Son cœur battait un peu trop vite pour qu'il puisse se concentrer sur la meilleure manière d'amorcer la conversation sans les mettre — Angelo et lui-même — bien plus mal à l'aise qu'ils ne le seraient certainement déjà. Ce n'était vraiment pas simple d'avoir à aborder ce type de sujet avec un jeune inconnu lorsqu'on avait aucune expérience en la matière.

Finalement, Francis inspira à s'en faire exploser les poumons et frappa trois petits coups à la porte de la chambre. La voix de l'adolescent l'autorisa immédiatement à pénétrer dans son antre. L'homme actionna lentement la poignée et se faufila en douceur à l'intérieur de la pièce, où Angelo, déjà en pyjama — teeshirt et caleçon —, venait visiblement d'être interrompu dans sa lecture. Il referma soigneusement son livre et s'installa convenablement sur son lit en position assise, ses yeux interrogateurs ne quittant pas une seconde Francis.

— Je ne te dérange pas ? demanda-t-il au garçon, lui adressant un sourire fort aimable, quoiqu'un peu gêné.
— Non, non... pas du tout ! s'exclama ce dernier, étonné de la présence de Francis dans sa chambre — à cette heure-ci —, et ce d'autant plus que ce dernier semblait affligé d'une grande nervosité bien mal contenue.

Réfléchissant à vive allure, Angelo songea sans tergiverser à Sarah. L'infâme garce avait-elle enfin — déjà ? — ouvert sa grande gueule ? Ou bien avait-elle fait quelque chose de dramatique que ses parents avaient — une fois n'était pas coutume — surpris, comme de découper tous ses pantalons dans son dos ?

Voyant que Francis l'observait sans broncher, il se décida à poser la question.

— Que... euh... c'est à quel sujet ? Enfin, je veux dire... il se passe un truc grave ? Vous avez... une drôle de tête... demanda-t-il malhabilement, se sentant stupide dès que ces mots furent prononcés. Il ne parvenait pas encore à tutoyer ni Francis, ni Marianne.

Après tout, peut-être que son tuteur venait simplement lui souhaiter de passer une bonne nuit et de bien se préparer pour sa véritable rentrée — le lendemain. Mais ça semblait peu probable.

— Eh bien...

Francis avait une teinte proche du rouge cramoisi, et son visage s'était imprégné d'une expression étrange et grimaçante qui traduisait son incommensurable nervosité. Il vint s'assoir au pied du lit.

— ...

Muet, Angelo ne savait que dire et se contentait d'espérer que les nouvelles ne soient pas si terribles qu'elles en avaient l'air à première vue ; bien que dans l'immédiat, il en doutât fortement. Et même s'il souhaitait être rassuré, dans le fond Angelo savait pertinemment qu'on ne débarquait pas aussi tard dans la chambre d'un adolescent que l'on connaissait à peine, simplement pour lui dire bonne nuit. Vu l'attitude de Francis, Angelo jugeait avoir toutes les raisons du monde pour s'en faire, ne serait-ce qu'un peu. Si jamais Sarah avait parlé en leur montant la tête contre lui, il était perdu : et si ses tuteurs pensaient qu'il se sentait mal ici, il risquait de retourner là d'où il venait. L'assistante sociale le lui avait précisé avec toute la gentillesse du monde ; ce qui pour lui était tout sauf sympathique.

— Eh bien, reprit une nouvelle fois Francis, c'est assez difficile de t'en parler vu que nous ne nous connaissons pas encore assez bien mais, il faut que ça soit dit, mon grand ! déclama-t-il avec une rapidité déconcertante et reprenant à peine son souffle, ce qui faisait qu'Angelo avait mis quelques secondes de plus à saisir correctement ce qu'il avait voulu dire.
— C'est à propos de quoi ? redemanda-t-il à son tuteur, désormais perplexe face au sujet de la discussion, dont il ignorait tout.
— Euh... comment dire... tu es un grand garçon maintenant, n'est-ce pas ? Presque un homme adulte, enfin, dans quelques années... prononça maladroitement Francis.

Ledit grand garçon ne voyait pourtant toujours pas où son interlocuteur voulait en venir ; alors, une joue gonflée d'air et un regard hagard, il le laissa poursuivre sans mot dire.

— Enfin... je suppose que ton père a déjà dû te parler de ces choses-là...

Angelo hocha vaguement la tête, comprenant sans vraiment piger. Il était un peu soulagé : l'expression de son visage se détendit. Ça n'avait pas l'air grave, il allait certainement pouvoir dormir tranquille après coup. Il esquissa même un petit sourire, réalisant petit à petit ce que Francis avait réellement voulu dire, et quel était probablement le sujet de la conversation qui lui échappait jusqu'alors. Le rouge lui monta aux joues, et il perçut enfin l'origine de la gêne que son tuteur ressentait.

Fronçant les sourcils, l'adolescent se remémora brièvement les leçons de drague et les conseils stupides et plutôt comiques dont son père l'assommait assez souvent. Une boule naissant au creux de son estomac, mélange de nostalgie et de tristesse, le rappela au présent.

Tout en prenant une longue inspiration, Angelo pensa qu'il n'avait aucune envie d'aborder un sujet de ce type — qui n'était pas du tout d'actualité à ses yeux — avec un presque inconnu.

— Vous voulez savoir s'il m'a déjà parlé de... filles ? Et d'amourettes ? demanda-t-il à Francis, histoire d'en être certain.
— Euh... oui... c'est ça... plus ou moins... répondit son tuteur, qui bien qu'hésitant, semblait gagner un peu plus en confiance et en assurance pour mener cette insolite conversation à terme.
— Oui, oui... il m'a déjà parlé de toutes ces histoires, répliqua abruptement Angelo en faisant un geste de la main synonyme de « n'en parlons plus ».

Il ne souhaitait en aucun cas que le dialogue s'attarde. Il n'avait par ailleurs aucune raison d'être, donc aucune raison de durer plus longtemps : après la réponse de l'adolescent, le sujet aurait dû être clos.

Malheureusement, Francis ne l'entendait pas ainsi. Il soupira de soulagement ; au moins il n'aurait pas à expliquer beaucoup de choses au jeune homme, ni à s'entretenir longuement avec lui ; ce qu'il ne désirait pas faire, ç'aurait vraiment été pénible. Il prit une nouvelle grande inspiration, puis se lança :

— Bon, dans ce cas, j'imagine que tu as déjà eu des petites amies avant mais, maintenant, tu es presque un adulte, hein... tu es rentré au lycée, et tu es aussi un charmant jeune homme, fort sympathique, alors je pense que ça ne te prendra pas beaucoup de temps avant de commencer à tisser des liens avec d'autres jeunes femmes...
— Euh... je sais pas... marmonna Angelo, rougissant plus encore.

Il fronça les sourcils, ne souhaitant vraiment pas aborder ça avec Francis — malgré toute l'affection qu'il lui portait déjà.

— Oui, eh bien... je veux dire par là... enfin, bientôt ça va sans doute être pour toi le début de la vie amoureuse... la vraie, je veux dire... tu me suis ? baragouina Francis, gêné.

Rouge brique, il fixait le sol d'un air entendu, et Angelo — atteignant la même couleur — en fit de même, avant de hocher discrètement la tête. Il s'appliqua alors à chasser ces images de sa tête. Angelo préférait ne pas penser à tout ça. C'était pas du tout dans ses intentions. Il n'avait absolument pas la tête à pratiquer des attouchements avec qui que ce soit.

Ce faisant, son tuteur se racla la gorge et lissa d'une main le couvre-lit avant de reprendre place face à l'adolescent. Puis il poursuivit :

— Nous en arrivons donc à ce que Marianne et moi souhaitions te dire. Et c'est valable pour toi comme pour notre fille. Nous tenons à instaurer certaines règles de savoir-vivre dans la maison. Alors, quand tu auras une amie — ce que je te souhaite bien évidemment —, nous aimerions que tu respectes certaines conditions, entre autres que tu nous préviennes avant de l'inviter — ce qui est valable pour les amis en tout genre, bien sûr.

Francis fit une pause pour reprendre sa respiration. Il évitait de regarder Angelo dans les yeux.

— De même si tu envisages de découcher, nous ne donnerons notre approbation que sous conditions, et on ne souhaite pas être informés au dernier moment. Ce ne serait pas quelque chose d'extrêmement apprécié. Et nous n'accepterons pas que qui que ce soit dorme à la maison avant qu'on l'ait connu. Tu auras tout le temps que tu voudras, tout au long de ta vie, pour passer des nuits avec tes amies. J'espère que tu n'y vois pas d'inconvénient mon garçon, hein ? dit Francis, avec toute la bienveillance dont il était capable de s'armer.
— Oui, oui... bien sûr... marmonna Angelo, qui avait retenu sa respiration tout le long de la tirade, souhaitant disparaître dans un trou de souris.

Un ange passa, chargé de gêne.

Francis amorça un geste pour se lever, fier d'avoir rempli sa mission brièvement et sans trop de casse ; mais il se ravisa. Il avait omis la partie la plus embarrassante — selon lui — du mauvais plan que son épouse et lui avaient concocté ensemble. Il reposa alors son postérieur sur le lit.

— Oh... j'allais oublier... avec tes copines, il faut absolument que tu prennes soin de te protéger en cas de... tu sais bien... d'accord ? dit-il, plus cramoisi que précédemment, ce qui semblait pourtant difficile.

Angelo, toujours ébahi et surpris par cette étrange conversation, ouvrit la bouche et la referma plusieurs fois avant de parler :

— Bah... oui... bien sûr... maugréa-t-il, abruti tant par les images qui lui venaient en tête, que par la situation.
— Donc... eh bien... si tu as besoin du nécessaire... n'hésite pas à nous en faire part. Tu sais, c'est peut-être un moment désagréable à passer, mais il vaut mieux faire preuve de prudence... d'ailleurs, on a déjà acheté ce qu'il fallait pour toi, dit Francis en plissant les lèvres d'une tension difficilement contenue.

Il glissa maladroitement une main dans sa poche et en sortit une boîte flambant neuve de capotes à l'emballage très peu discret. Il la déposa verticalement, bien en évidence sur la table de chevet de l'adolescent.

— Voilà... et si jamais tu es à court et que tu n'as pas encore eu le temps d'en demander, tu peux toujours aller voir Sarah pour lui en prendre : nous lui avons aussi donné une boîte. Ça te va ? ajouta son tuteur, d'une voix bienveillante, mais au comble de la gêne.
— Oui, oui... marmonna Angelo, tout en hochant la tête.

Il avait totalement déconnecté de la discussion et, les sourcils continuellement froncés, il observait le petit étui en chien de faïence. Il imaginait déjà à quoi pouvait ressembler cette même conversation avec l'autre garce. Il en frissonna presque d'horreur.

— Bon, alors, je vais enfin te laisser te reposer, dit Francis, ne sachant quoi dire pour détendre l'atmosphère.

L'adolescent acquiesça encore, tout en jetant un bref regard à son tuteur.

— Eh bien, bonne nuit, alors, répliqua Francis, se dirigeant vers la porte de la chambre.
— Oui, bonne nuit... répondit Angelo, se détournant de nouveau de la boîte aux couleurs très vives, sur laquelle il avait focalisé son attention.

Francis quitta donc la pièce, heureux de s'être débarrassé de sa corvée, dont il pensait avoir tiré correctement son épingle du jeu.

SurvieWhere stories live. Discover now