Chapitre vingt-huit

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— Tu me manques, souffla-t-elle enfin. Tu me manques au point que je n'en dors pas la nuit.

Cette fois, la carapace se brisa. Sa fierté se rangea dans un coin de sa tête et la vraie Ruth resurgit. Il avait fallu qu'un malade mental me tire une balle dans la jambe pour que ma mère se rende compte qu'elle passait à côté d'instants précieux avec moi.

— Je sais, tu as vingt-trois ans, mais ma petite fille me manque.

— Ta petite fille a grandi, ne pus-je m'empêcher de rétorquer.

— J'ai conscience qu'on a été absents, ton père et moi. Je ne remercierai jamais assez ma mère pour t'avoir prise sous son aile. Je le vois, elle a fait de toi une jeune femme accomplie.

— Je n'ai rien fait pour qu'elle en arrive là, contredit Edwige en entrant dans la pièce. D'autant plus que c'est le dernier terme avec lequel j'oserais la qualifier aujourd'hui...

Ma grand-mère repoussa la porte sur son battant, le visage fermé. Je ne lui avais jamais connu ce ton froid, cette dureté. Je ne pouvais pas la contredire : j'étais brisée. Hier soir, je m'étais laissée envahir d'idées noires. Heureusement, aussi lucide que je puisse l'être, j'avais réfléchi à deux fois avant de commettre une chose regrettable.

— Maman, s'étonna Ruth.

— Je t'en prie, cache ta joie.

— Je suis juste surprise de te voir débouler ici... Et interrompre notre conversation, par la même occasion.

— Celle que vous auriez dû avoir depuis sept ans, tu veux dire ?

— S'il te plaît, grogna Ruth. Pourquoi est-ce que j'ai l'impression que tu éprouves plus de rancœur à mon égard que ma propre fille ?

— Pourquoi est-ce que j'ai l'impression que tu ne te remettras jamais en question, que tu camperas toujours sur tes positions ?

— Tu ne connais pas la raison de ma présence, tu n'as en aucun cas le droit de me juger.

— Au contraire, je suis légitime de vouloir protéger Aislinn de tes bêtises. Surtout après...

Elle n'osa pas achever sa phrase.

— Elle a plus que jamais besoin de stabilité et tu n'es pas en mesure de lui en procurer.

— Je ne suis plus une enfant ! s'indigna ma mère en se redressant, les poings serrés de fureur.

— Quand est-ce que tu comprendras qu'Aislinn garde tout pour elle ? Évidemment qu'elle n'a pas l'air de t'en vouloir, pourquoi voudrait-elle faire le moindre mal à qui que ce soit ?

— Raison de plus pour que je réitère ma demande... Je te prie de bien vouloir nous laisser un moment seule à seule.

Les deux générations se firent face dans un duel de coqs. J'étais tellement sonnée par la puérilité de leurs comportements que je n'eus pas l'idée d'intervenir. Quand elles virent que je ne prendrais pas parti, Edwige relança la conversation :

— Aislinn s'est battue toute sa vie pour devenir la personne qu'elle est aujourd'hui. S'il y a bien quelqu'un dont elle peut être fière, c'est elle. Kipling et toi n'avez pas daigné la soutenir dans les étapes les plus cruciales de son adolescence.

— On était là, à distance, contra ma mère. On l'appelait tous les soirs, et si on a failli à notre devoir de parents, c'était dans son intérêt. Pour assurer sa sécurité, financer ses études, lui permettre d'avoir la vie qu'elle souhaite.

— Comment oses-tu trouver des prétextes ? Vous l'avez négligée ! s'offusqua Edwige tandis que je cherchais, désormais, à m'interposer physiquement.

— Qu'as-tu fait de plus que Kipling et moi ?

— Je l'ai accompagnée, éduquée ! J'ai séché ses larmes quand elle était au plus mal. Je lui ai accordé de mon temps et je n'ai cessé de lui témoigner mon amour... Chose que vous n'avez pas, ou très peu fait !

— Si tu me laissais quelques minutes pour m'expliquer auprès de ma fille, tu veux ? ignora son interlocutrice, piquée au vif.

— Mamie, s'il te plait, dis-je en embrassant sa tempe.

Je la reconduisis au seuil de la chambre. Elle s'assura, d'un regard appuyé, que j'étais prête pour cette confrontation. Je lui fis comprendre qu'elle ne représenterait rien en comparaison du mal qui m'assaillait depuis la perte de Vittoria, ni des troubles que la prise d'assaut avait engendrés chez moi, encore moins de la distance que le centre médico-psychologique creusait entre Blaise et moi.

— J'attendrai dans le couloir...

Je l'en remerciai d'un signe de tête et me réinstallai sur le lit. Je laissai ma mère reprendre le fil de notre discussion afin qu'elle me fasse part de ses pensées.

— Ton père faisait affaire à Athènes quand il a appris. Il a sauté dans le premier avion pour te voir, mais après réflexion, on a préféré te laisser l'espace dont tu aurais besoin pour te rétablir...

— C'est à ce moment-là que j'aurais eu besoin de votre soutien.

— On a cherché à te contacter plusieurs fois, se justifia-t-elle maladroitement.

— Le ravisseur nous avait confisqué nos téléphones et j'ai refusé de récupérer le mien, une fois libérée. J'ai paniqué à l'idée de devoir vous appeler, j'ai... Je voulais continuer à me couper du monde extérieur.

Des souvenirs barrèrent mon champ de vision. J'espérais que ce drame pousse mes parents à ne pas se reposer sur leurs lauriers. Je n'étais pas en mesure d'en vouloir à ma mère. Si elle s'était pointée le jour de l'enterrement ou pire, celui de la libération, je l'aurais renvoyée illico dans le Gloucestershire par souci d'ego.

— Où est papa ?

— Il attend dans la voiture.

Mon cœur se serra. Je l'aimais, je ne comprenais pas qu'il refuse de me voir. Pourquoi ne pouvait-il pas agir comme tout parent le ferait ?

— Je sais que c'est égoïste de ma part, précisa ma mère, mais j'ai réclamé quelques minutes en tête-à-tête avec toi... J'attends nos retrouvailles depuis longtemps.

Quand elle m'expliqua que les choses avaient été remises en perspective, que certaines situations, certains conflits ne valaient pas qu'on s'attarde dessus, je compris qu'elle culpabilisait.

— Quand bien même notre entente serait forcée, tu es et tu resteras toujours ma mère.

Elle parut soulagée de m'entendre dire ces mots. Je nouai ses doigts aux miens, elle caressa ma joue avec bienveillance. C'est à ce moment-là que mon père fit irruption dans la chambre.

Je lui ressemblais comme deux gouttes d'eau. Les mêmes orbes gris, la même chevelure auburn – sauf qu'il avait l'air d'avoir pris dix ans de plus.

Son visage s'adoucit. Je lui fis signe de venir m'embrasser, alors il se jeta littéralement dans mes bras. J'éclatai de rire. Depuis combien de temps n'avais-je pas partagé un tel moment avec mes parents ?

— On est tellement désolés, Aislinn. Pour tout... J'espère que tu trouveras la force de nous pardonner un jour.

FugaceWhere stories live. Discover now