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C'est une violente détonation qui me réveille. Puis le silence. Et d'un coup explose un tonnerre de cris et de chargeurs qui se vident. Je me redresse brusquement. Ma chambre est plongée dans les ténèbres.
Je sors de mon lit et me précipite vers ma fenêtre. Je tire brutalement la poignée, ouvre grand les battants et me penche en avant. Le parc est envahi d'hommes et de femmes équipés d'armes menaçantes.
Un cri retentit et je découvre, sous ma fenêtre, un rebelle et un garde qui s'affrontent au corps au corps. Immobile, je reste fascinée par le spectacle morbide qui se joue sous mes yeux. Le soldat, d'un coup de poing brutal, brise le nez de son adversaire. J'entends nettement le bruit de l'os qui se casse. Cela ne fait que redoubler la rage du renégat qui sort, avec un rugissement, un revolver de sa veste. Il pointe le canon de l'arme sur son opposant. Le temps semble s'arrêter. Les deux hommes se font face. Ils se ressemblent, ont l'air d'avoir le même âge. Le bruit du coup de feu résonne sur les pierres du palais. Le garde s'écroule tandis que du sang gicle. Je retiens un cri d'horreur.
Je me plaque contre le mur de ma chambre. Je dois rester calme. Une rafale de détonations suivie de gargouillis immondes montent jusqu'à mes oreilles. Je jette un rapide coup d'œil à l'extérieur, avant de m'en écarter aussitôt, écœurée. J'ai envie de vomir. L'image du soldat, le crâne troué, détruit, envahie mon esprit. Le sang qui coule, les bouts de cervelles, les... Je ne peux plus me retenir et cours vers la salle de bains.
Penchés sur la cuvette des toilettes, je vide mon estomac. D'un geste faible, j'appuie sur la chasse et me traîne vers le lavabo. Je mouille mon visage et bois pour débarrasser ma bouche du goût infecte de la bile.
Alors que je rejoins ma chambre, mes pensées se tournent vers Aidan et la peur me tord le ventre. Je me force à rester calme. Il est Prince, les soldats assurent sa protection.
Ces saletés de terroristes peuvent arriver n'importe quand, je dois pouvoir me défendre. Un vase devient mon arme. Droite à côté de ma porte, j'attends silencieusement, prête à transformer en purée le crâne du premier imbécile qui entrera.
L'oreille collée au mur, j'entends une sirène, des bruits de courses et des ordres criés. Impossible de savoir si ce sont des gardes ou des rebelles. Je resserre ma prise sur le vase. Mon cœur s'emballe, de peur et de colère mêlées. Ces crétins de terroristes méritent de payer pour leurs meurtres.
Brusquement, ma porte s'ouvre et un homme entre en trombe. Je lève mes bras, le vase prêt à frapper, lorsque je reconnais Aidan.
-Mais qu'est-ce que tu fais ici ?
J'ai plus rugi que crié ma question. Il se retourne, surpris par mon hurlement, et me fixe. Je hausse un sourcil lorsque je remarque sa tenue. Un simple pantalon et une chemise blanche à moitié ouverte. Je ne l'ai jamais vu aussi peu habillé. Je me rappelle que je ne suis pas en reste : je ne porte qu'une nuisette d'été.
-Ce que je fais ici ? Répète-t-il, perplexe, les sourcils froncés. Clairement, il ne s'attendait pas à ce que je réagisse ainsi.
-Oui ! Qu'est-ce que tu fais ici alors qu'une centaine de personnes attaquent ce château pour te tuer ?
Il reprend contenance et redresse son visage orné d'un air d'innocent outragé.
-J'étais venu te prévenir qu'on nous attaque.
Son ton m'indique qu'il ne comprend absolument pas l'accueil qu'il a reçu.
Je grogne, tout soucis d'étiquette oubliés :
-Comme si avec tout ce boucan, j'aurais pu ne pas m'en rendre compte!
Il arque un sourcil.
-J'aurais donc dû te laisser seule avec pour seule défense un... vase ?
La surprise se mêle à l'amusement dans sa voix lorsqu'il découvre mon arme improvisée. Quand il reprend la parole son ton est moqueur :
-C'est vrai qu'une mitrailleuse contre un pot de fleurs, c'est équitable.
Mon visage se ferme. Je fixe ma fenêtre encore grande ouverte. Le corps du soldat doit être froid maintenant.
-Ne ris pas avec ça.
Je hais la faiblesse de ma voix. Lui aussi l'a perçu, il redevient aussitôt sérieux.
-Je suis désolé, dit-il gêné. Je n'aurai pas dû.
Il se racle la gorge avant de continuer :
-Un garde va t'accompagner en zone protégée.
Je hoche la tête. Il commence à sortir, mais je saisis son bras.
-Et toi Aidan ? Où vas-tu ?
Son visage devient grave. Nos regards se rencontrent et je peux y lire toute sa détermination. Quoiqu'il est prévu de faire, il est décidé à réussir.
-J'ai une dernière chose à finir. Pour de bon, cette fois.
Ma main quitte son bras pour effleurer rapidement sa joue. J'aimerais qu'il n'ait pas à se mettre en danger. J'aimerais pouvoir être sûre de le revoir vivant à l'aube. Mais je n'ai pas le droit de l'empêcher d'accomplir son devoir.
-Alors vas-y. Mais, pitié, sois prudent.
Ma voix n'est qu'un murmure. Avec un sourire triste mais décidé, il pose ses lèvres sur mon front, avant de s'en aller en courant.
J'enfile une veste et sors à mon tour. Un soldat me demande aussitôt de le suivre. Les couloirs sont déserts mais pas silencieux. Les bruits des combats résonnent au loin. Coup de feu, cris, plaintes, vitres qui se brisent. Le garde marche vite et je dois presque courir pour rester à sa hauteur.
Il finit par s'arrêter devant un chandelier qu'il fait pivoter. Une porte secrète s'ouvre alors sur un passage sombre et humide. Au bout de quelques minutes d'avancée à l'aveugle, nous arrivons dans une vaste cave. J'aperçois le Roi et la Reine ainsi que plusieurs sélectionnées. Je m'assois dans un coin sombre, désireuse de cacher mon anxiété au reste du monde.
Je passe les heures suivantes, jusqu'au matin, dans un demi-sommeil agité, sourde et aveugle à ce qui m'entoure. Des flashs du soldats assassinés sous ma fenêtre resurgissent à plusieurs reprises, me laissant frissonnante et angoissée.
-Harley !
Je me force à ouvrir les yeux. Ma fatigue disparaît lorsque je reconnais Aidan. J'essaye de garder un visage neutre, mais je sens mes lèvres me trahir.
-Aidan.
Je remarque l'épuisement sur son visage. Je vois bien qu'il essaye de faire bonne figure, mais de larges cernes entourent ses yeux et du sang tâche ses mains.
-As-tu fais ce que tu souhaitais ?
Il hoche la tête. Lentement, il s'assoit sur une chaise qu'il rapproche de la mienne. Il prend ma main, doucement, et commence à y dessiner, du pouce, de petits cercles. Ses yeux sont perdus dans le vide.
-Elle est morte. Je lui avais donné une seconde chance. Je pensais... J'étais fou. Enfin, ça n'a plus d'importance maintenant. Elle est morte.
Il parle sans aucun doute d'Anna. Les domestiques n'ont pas arrêté de parler de sa tentative d'assassinat ces derniers jours. Il m'a suffi de tendre l'oreille pour connaître tous les détails de l'affaire. Je l'imaginais en prison ou déjà exécutée. Je serre sa main.
-Tu as fait ce qu'il fallait Aidan. Tu n'as rien à te reprocher.
Il secoue sa tête.
-J'avais déjà tué avant... Avec un inconnu c'est presque facile. Avec elle c'était... Je croyais la connaître !
Un frisson le secoue et il serre plus fort mes doigts. Son regard s'égare dans le gris fade des murs.
Au bout d'un moment, je vois un sourire étirer ses lèvres et un léger ricanement s'échapper de sa bouche.
-Qu'est-ce qu'il y a ?
Son sourire se fait plus ironique devant mon air perdu.
-Dire que tu croyais m'assommer avec un vase !
Je le fusille du regard.
-Tu aurais préféré que j'attende gentiment qu'on me tue ?
-Non, bien sûr que non ! Mais quand même ! Moi qui pensais être remercié, je me suis fait hurler dessus !
Je grince des dents, furieuse qu'il continue de se moquer.
-Oh ! Tais-toi !
Un sourire taquin aux lèvres, il rapproche sa bouche de mon oreille et murmure presque lascivement :
-Tu as eu peur pour moi, Harley ?
Je me retourne pour lui faire face et nos deux visages se retrouvent à quelques centimètres l'un de l'autre. Je remarque les fines éclaboussures de sang qui ornent son front, la minuscule cicatrice qui décore sa tempe.
-Bien sûr que oui, idiot !
Il ne lui en faut pas plus pour se jeter sur mes lèvres. Son baiser est plein de rage, de désespoir. Il agrippe mes épaules, me serre contre lui, dévore ma bouche. Mes doigts se perdent dans ses cheveux tandis que sa main remonte jusqu'à ma nuque. La peur, l'angoisse, toutes les tensions accumulées s'effacent, alors que nos langues se rencontrent avec passion. Il m'embrasse comme si sa vie en dépendait et je lui rends sa fureur au centuple. Les folies de la nuit le hantent, le torturent. Il ne cherche plus que l'absolution que mes lèvres sont trop heureuses de lui offrir.