Le lendemain matin, c'est seul que Soarën se réveille. Il n'en est pas surpris : il fallait bien que Petra retourne travailler. En rejoignant le rez-de-chaussée, il la repère au fond de la salle, occupée à balayer le sol avant que n'arrivent les clients du midi. Il lui vole un baiser au passage et la remercie pour la nuit qu'ils ont partagé. Elle est aussi belle que douce, mais il ne compte pas s'éterniser à Obwald : ce n'était qu'une conquête éphémère. Bien d'autres lui succèderont. Cependant, Petra gardera toujours ce petit charme supplémentaire d'avoir été sa première fois, celle qui l'a initié à tous ces plaisirs secrets.
Il va jeter un œil au tableau d'affichage. Rapporter sa viande au vieillard a été fructueux, la veille. Les autres contrats de chasse sont-ils toujours disponibles ?
Certains ont disparu, mais d'autres sont toujours présents. L'Elfe les parcourt du regard, avant de s'arrêter sur le dernier d'entre eux. Cette fois, pas de garde-manger à remplir : il est question de traquer une créature rare pour en ramener sa fourrure. Soarën hausse un sourcil intéressé. L'animal est décrit comme une sorte d'ours, encore plus grand, au poil argenté et brillant. Un camouflage parfait pour les Steppes. Séduit par le défi, il décroche l'annonce. Une fois de plus, l'aide de ses Compagnons ne sera pas de trop pour mener la tâche à bien. Il a hâte de les revoir.
— Tu pars à la chasse aux Kisthers ? Tu t'attaques à du gros gibier, mon gars. Ils sont introuvables, et hors de contrôle quand on leur met la main dessus.
Le ton de l'aubergiste est à mi-chemin entre l'inquiétude et l'admiration. Soarën hausse les épaules avec assurance.
— Je ne traque pas seul, se contente-t-il de répondre, un sourire aux lèvres.
— Ben j'espère que tes compagnons sont aussi doués que toi, commente l'homme, sans se douter qu'il a employé le terme exact pour désigner ses alliés. Fais voir ton commanditaire ?
Celui-ci est un certain Leo, mineur habile mais piètre chasseur. Descendu sous terre, comme chaque jour de sa vie depuis son enfance, il en remonte le midi pour venir manger à l'auberge. Soarën l'attend et ils discutent de sa mission autour d'une chope de bière. Leo a conscience de la difficulté de la tâche, mais a entendu les exploits de l'Elfe la veille au soir et lui accorde toute sa confiance. En échange d'une fourrure de Kisther, il lui propose un paiement atypique. Il n'est pas riche d'argent, mais lui remontera de la mine quelques métaux qu'il pourra ensuite revendre à un forgeron. Soarën accepte : l'offre lui paraît honnête. Il signe son nouveau contrat et laisse Leo manger puis repartir à la mine tandis qu'il se met d'ores et déjà en chasse. Ils se retrouveront à l'auberge ce soir. Peut-être aura-t-il échoué, et dans ce cas il ne sera pas payé, mais la moindre des politesses sera d'en informer son commanditaire.
À peine s'est-il éloigné d'Obwald qu'une douce chaleur familière l'enveloppe. Discorde et Funest le rejoignent, ravis de le retrouver et impatients de l'entendre leur raconter sa soirée. Ils n'auront jamais la joie de connaître l'ambiance incomparable des auberges et des tavernes, mais peuvent malgré tout les découvrir à travers les récits que leur en fait Soarën à chaque fois. Celui-ci leur parle de sa rencontre avec les villageois et de l'agréable soirée qu'ils ont passé ensemble. De nouveau, Discorde lui fait la remarque avec malice que tous les Humains ne se ressemblent pas. Cette fois, il approuve d'un hochement de tête. Il commence ensuite à évoquer Petra, mais se fait peu à peu hésitant, jusqu'à s'interrompre à la suite de leur bras de fer improvisé.
— Et après ? s'impatiente Funest face au silence de son Compagnon.
Soarën avale sa salive de travers et tente de tousser avec innocence, tout en se passant une main dans les cheveux.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Oh, allez ! insiste le loup, à la fois naïvement curieux et amusé par son malaise. Vous vous êtes accouplés ? Elle va porter tes petits ? Ce n'est pas gênant qu'elle soit une Humaine et toi un Elfe ?
— Quoi ?! Mais qu'est-ce que tu...
Le Traqueur s'interrompt dans un glapissement étranglé et vire soudain au rouge cramoisi. Funest a beau le taquiner, il n'est pas si bête. Emporté par son désir, il n'avait pas du tout pris en compte cette probabilité ! Soudain paniqué, il lève un regard atterré vers le ciel lumineux.
— Oh non... Non, non, non...
— Tu n'es pas content ?
Les joues empourprées, Soarën se retrouve à devoir expliquer au loup étonné qu'il aimerait bien pouvoir s'accoupler, comme il le dit, avec autant de femelles qu'il le souhaite sans pour autant devoir endosser le rôle de la paternité à chaque partie de jambes en l'air. Funest l'écoute en agitant ses oreilles, interloqué. Il a du mal à cerner le concept. Les animaux s'unissent toujours pour se reproduire et faire perdurer leur espèce, pas par pur plaisir. Mal à l'aise à l'idée d'avoir peut-être mis Petra enceinte, Soarën décide de laisser ce problème de côté pour le moment. Il le règlera plus tard. Ce soir, peut-être, en rentrant à l'auberge pour rapporter à Leo sa fourrure argentée de Kisther... Mais pour cela, encore faut-il réussir à en dénicher un.
Il décrit à ses Compagnons l'animal qu'ils recherchent et Funest répond d'un jappement perplexe. Même s'il connaît la créature, il confirme qu'elle ne se montre que peu et qu'elle est particulièrement farouche envers les autres êtres vivants qui croisent son chemin. Soarën jauge d'un coup d'œil leur petite meute. Avec la récompense qu'il a obtenu la veille, il n'a pas un besoin immédiat d'argent, et leur confrontation avec la femelle lynx lui a fait comprendre mieux que jamais à quel point il tient à ses Compagnons. Une simple blessure le ferait entrer dans une rage noire, mais les perdre le dévasterait à coup sûr. Il n'est d'ailleurs pas certain qu'il s'en remettrait.
— Fun ? Selon toi, à nous trois, est-ce qu'on aurait nos chances face à un Kisther ?
— Peut-être, estime le loup, si on arrive à aller vite et à le surprendre. En plus, on a Dix pour nous aider à le trouver de loin !
— Rien ne dit que je le repèrerai plus vite que vous, proteste l'effraie ombrée. Soarën, qu'est-ce que tu décides ?
Il soupire. L'idée de traquer un Kisther l'attire malgré tout. Le désir de mettre ses talents à profit le démange, si bien qu'il finit par hocher la tête, les lèvres pincées.
— On y va. Mais restez prudents, vous deux.
— C'est promis !
Il faut un long moment aux trois Compagnons pour dénicher un début de piste. Durant un temps, malgré toute leur attention, ils ne repèrent aucune trace. Puis soudain, haut dans le ciel, Discorde hulule et pique vers le sol, plusieurs mètres plus loin. Soarën et Funest la rejoignent en trottinant. Elle leur pointe du bec ce qu'elle a repéré depuis les cieux : le relief léger mais visible d'une empreinte dans un restant de neige sale, qui sera fondue dans moins de deux heures. Soarën s'accroupit pour l'étudier tandis que Funest la renifle, avant d'éternuer.
— Eh bien ? Ne va pas me dire que tu as attrapé froid, le taquine l'Elfe.
— Ça pique la truffe, maugréé le canidé en se frottant le museau avec sa patte. C'est un Kisther, c'est sûr. Tu ne sens pas comme ça pique ?
— Ça pique... répète pensivement Soarën.
Du bout des doigts, il recueille un peu de neige fondue, qu'il porte à sa bouche. Il cherche un goût atypique, mais en vain : il avait déjà remarqué que le froid anesthésie ses papilles et l'empêche de suivre la saveur de ses proies. Il rapproche alors son visage de l'empreinte à demi effacée, ferme les yeux pour mieux se concentrer et inspire profondément. Il focalise toute son attention sur le moindre effluve inhabituelle qui lui parvient. En plus de l'odeur caractéristique des Steppes, il repère la senteur rance et terreuse des petits rongeurs bruns. Sans doute certains d'entre eux ont-ils des galeries proches. Mais ce n'est pas ce qu'il cherche à l'heure actuelle...
Le Traqueur prend une nouvelle bouffée d'oxygène et se concentre davantage. Là ! Il reste quelques relents diffus d'un parfum puissant et agressif. Maintenant qu'il l'a repéré, celui-ci le prend à la gorge et il se retrouve à tousser. Effectivement, l'odeur du Kisther est âcre, piquante et désagréable... mais en contrepartie, relativement facile à suivre !
— J'ai sa piste olfactive, annonce Soarën en se redressant. Funest, toi aussi ?
Le loup opine du museau pour confirmer. L'Elfe balaye la toundra désertique de son regard améthyste, avant de fixer ses deux Compagnons.
— D'accord. Fun et moi, on va le suivre comme on peut avec son odeur. Discorde, tu remontes là-haut et tu nous précèdes. Je te dirai par voie mentale s'il faut changer de direction. Ouvre l'œil, je pense que malgré tout, tu seras la première en mesure de le voir et de nous indiquer sa position. Ça ira ?
Les animaux acquiescent et l'effraie ombrée reprend son envol tandis que le loup commence à avancer au sol. Soarën lui emboîte le pas. Ils progressent vite, chacun en trottinant : l'un comme l'autre a une bonne endurance, et Discorde s'adapte à leur rythme sans peine. Au vu de la neige partiellement fondue dans laquelle baignait l'empreinte du Kisther, ils ont plusieurs heures de retard sur lui. Dans sa tête, Soarën commence à douter qu'il soit de retour à Obwald dans la soirée, mais il ne s'en inquiète pas : il a bien prévenu Leo qu'une traque peut se révéler plus longue que prévue.