– 𝓣u veux que, moi, je m'occupe de Téonary ? répéta Jillan.
Il avait un peu du mal à y croire. Non pas qu'il était contre – au contraire, avoir une Apprentie, même pour pas très longtemps, l'intéressait, surtout avec l'approche de sa première épreuve de Supérieur.
Mais qu'on fasse appel à lui, alors que d'autres Espions plus âgés étaient sans Apprenti, l'étonnait.
– Étoile, affirma Chouette en hochant la tête. Je pense que tu es la personne la plus proche d'elle après Dytal, Saleann, Wuly, Sarpentyn et moi. Donc, il me paraît logique que ce soit toi qui t'occupe d'elle.
– Mais...
– Il n'y a pas de mais qui tienne ! Allez, maintenant va travailler, et essaye de lui remonter le morale. Bouder comme ça à son âge, ce n'est pas très mature, mais en plus, ça me rend de mauvaise humeur également ! De plus, essaye de lui enlever cette peur des couteaux ; ça l'embêtera plus tard, et doit déjà l'embêter pour manger.
Jillan la salua avant de sortir. Une fois dehors, il se demanda très sincèrement ce que Nyrle lui donnait pour sa blessure, car il était certain que la Mentor n'était pas dans son état normal. Jamais elle n'était aussi agitée, d'ordinaire.
Enfin, ce n'étaient pas ses affaires. Il réfléchit quelques secondes à l'endroit où pouvait se trouver les Apprentis à cette heure-là, puis il réalisa que leurs cours en commun étaient terminés. Il pesta en songeant que, Téonary étant sans Mentor personnel, elle pouvait se trouver absolument partout pendant que les autres entraînaient leur Apprenti.
Puis il cogita quelques secondes supplémentaires. Téonary était réputée pour son amitié avec Corbeau, qui passait la plupart de son temps libre à la bibliothèque. Donc, logiquement, elle pouvait se trouver là-haut.
Jillan prit la direction de la bibliothèque. Il fut surpris du souvenir qui resurgit de son esprit pendant son trajet. Il revoyait encore la fillette blonde, avec ses grands yeux bruns, totalement perdue dans les couloirs. Il se demanda si elle aurait réussi à trouver ce qu'elle cherchait sans lui.
Bien sûr qu'étoile. Elle était si entêtée, qu'elle aurait été capable de passer toute la nuit hors de son dortoir pour trouver le chemin.
Une fois devant la bibliothèque, il poussa délicatement la porte. En plissant les yeux, Jillan aperçut un peu de lumière dans le fond, et comprit qu'il y avait bien quelqu'un là. Après, était-ce la personne qu'il cherchait ?
S'il restait planté là, il ne le saurait certainement pas.
Il pénétra doucement dans la salle, en songeant que cela faisait longtemps qu'il n'y était pas venu. Il n'était pas grand lecteur – était-ce vraiment étonnant, quand on connaissait ses problèmes avec les mots ? Non – , et il ne comprenait pas l'utilité d'histoires ne servant à rien outre à un plaisir personnel. Mais, il comprenait que cela pouvait détendre certaines personnes.
Comme Corbeau ou Téonary. Les deux seuls prématurés de la confrérie.
En s'approchant de la lumière, il aperçut une chevelure miel, ce qui lui confirma que c'était bel et bien la jeune Apprentie. Elle ne l'entendit pas arriver, si bien qu'elle bondit de sa chaise quand il posa une main sur son épaule.
– Par Ismène, préviens la prochaine fois que tu as l'intention de me surprendre ! s'écria-t-elle en portant une main à son cœur.
Puis elle grimaça en se massant le dos. Jillan se souvint un peu trop tard que ses blessures ne devaient pas être guéries. Il aurait dû y penser, surtout qu'il l'avait entendu hurler à la mort, en passant devant le bureau de Fennec. Téonary rosit en marmonnant quelques excuses en réalisant qu'elle venait de manquer de respect à un supérieur.
– T'inquiète pas, tu as raison, la rassura-t-il. Qu'est-ce que tu faisais ?
– Oh, rien du tout.
Elle ferma avec précipitation un cahier. Non, un journal, se corrigea-t-il. Il n'était pas étonné qu'elle en est un ; la plupart des taureaux, ne se confiant que très peu, préférait écrire. Toutefois, même si les mots lui étaient flous, il eut le temps d'apercevoir un dessin fait à la va-vite d'une silhouette blanche aux yeux rouge.
Visiblement, la rencontre de Téonary avec une ombre blanche l'avait pas mal secoué aussi. Même si cela pouvait paraître surprenant, il ne pensait pas qu'il s'agissait d'une hallucination. Il suffisait d'observer son poignet.
– Tu avais besoin de quelque chose ? questionna-t-elle en penchant la tête.
Le jeu de lumière sur son visage rond dévoila ses cernes à Jillan. À son avis, en plus de ruminer, elle ne devait pas dormir beaucoup non plus.
– Chouette t'a trouvé un Mentor de remplacement le temps qu'elle se repose.
– Oh, Souris lui a dit qu'elle en avait marre de moi, c'est cela ? Et puis non, je ne veux pas savoir. C'est qui, mon nouveau Mentor ?
Il ne savait pas vraiment ce qu'était cette histoire avec Souris, et Jillan ne s'attarda pas dessus.
– Réfléchis avec ta petite tête. Si c'est moi qui viens te prévenir, qui est-ce que tu crois que Chouette a assigné à cette tache ?
– Ah ! C'est toi ! s'exclama-t-elle en comprenant rapidement.
Il fut content de voir une étincelle d'intérêt illuminer ses yeux. Au moins, cela lui apprit qu'elle n'était pas encore dépressive.
– C'est ça. Et maintenant, on ferait mieux d'y aller si tu veux au moins avoir les trois quarts de ta leçon.
– Mais j'ai l'habitude d'étudier avec toi, avant mes cours, répliqua-t-elle en rangeant discrètement son journal, avant de le rejoindre. C'est comme d'habitude.
– Pas tout à fait. D'habitude, je t'aide avec tes techniques de combat ; là, je remplace Chouette, ce qui veut dire que je vais devoir tout te faire revoir.
– Hum hum, je vois.
Elle semblait perdue dans ses pensées, tandis qu'elle le suivait, et son air maussade la reprit sans qu'elle parut s'en rendre compte. Jillan sentit une légère angoisse l'envahir, ce qui le surprit. Certes, le fait d'entraîner Téonary ne lui était pas nouveau, mais celui de devoir la conseiller comme un Mentor, si.
Au moins, cela leur ferait un bon entraînement à tous les deux.
Il poussa la porte de la salle d'arme. À l'intérieur, il aperçut Corbeau et son Apprenti, Baly Velareev, qui était plus jeune que Téonary, ainsi que les sœurs Casta, Zibeline et Saleann, en plein combat à mains nues. Antilope, la Mentor personnelle de la plus jeune des sœurs, notait ses observations sur un carnet. Saleann profita d'une pause pour faire un grand signe Téonary, qui lui répondit avec un sourire. Celle-ci ne remarqua d'ailleurs qu'à la dernière seconde où l'avait emmené Jillan.
Devant le présentoir des plus petites armes.
Couteaux, dagues et poignards s'alignaient devant eux.
Jillan vit le regard horrifié de Téonary. Mais il ne pourrait pas l'aider s'il ne la forçait pas à se défaire de cette peur face à ces petites armes. Il l'observa frotter son poignet gauche dans un tic nerveux, et il réalisa que ce bracelet d'argent incrusté dans sa peau n'était toujours pas parti. Visiblement, personne, pas même Nyrle, ne savait ce que c'était, mais Téonary affirmant que cela ne lui faisait pas mal, tout le monde s'en était désintéressé.
Bon, après il était vrai qu'elle était si pâle, que cette anomalie ne se voyait que dans quelques lumières particulières.
– Choisis ton arme, déclara-t-il.
Elle secoua vivement la tête, une moue dégoûtée remplaçant celle terrifiée qu'elle arborait quelques instants auparavant. Jillan soupira pour lui-même. Il ne voulait pas la brusquer, mais il se devait de se faire obéir ; après tout, il était l'Espion, et elle n'était que l'Apprentie.
– Choisis ton arme, ordonna-t-il, plus sévère.
Téonary tourna ses yeux écarquillés vers lui, et secoua la tête de plus belle.
– C'est un ordre.
– Non ! s'écria-t-elle. Je ne veux pas toucher à cela !
Jillan croisa les bras. Apparemment, cela allait être plus compliqué que prévu. Puis il eut une idée. Il prit sur le présentoir une des armes, assez émoussée pour ne pas couper, avant de la tendre vers Téonary.
– Tu ne blesseras gravement personne avec ce poignard, sois-en certaine. Si tu veux t'améliorer, tu dois dépasser ta peur. Et savoir maîtriser ce genre d'arme t'empêchera de tuer accidentellement quelqu'un.
– Et alors ? Je peux très bien me passer de couteau tout court, rétorqua-t-elle avec force.
Pourtant, le léger tremblement de sa lèvre inférieure démentait cette force. Elle y planta les dents, et Jillan fit mine de l'ignorer.
À la place, il se mit à sa hauteur, la fixant dans les yeux, une main sur son épaule.
— Téonary, tu n'y es pour rien, dans cet accident. Arrête de t'en vouloir, passe à autre chose. Je sais que c'est dur, mais il faut que tu y arrives, pour toi, et pour tous les autres.
Elle détourna le regard, coinça ses mains sous ses aisselles. Elle ne dit pas un mot.
Jillan l'obligea à reporter son attention sur lui, remonta sa manche, avant d'abattre avec force le poignard sur son bras nu. Bon, il allait certainement avoir un beau bleu, mais si cela pouvait faire avancer les choses, alors soit. Il ne tressaillit pas, et ce fut Téonary qui bondit de surprise pour lui. Puis il glissa rapidement l'arme dans sa manche, avant de montrer ses deux mains, vides. Il savait bien qu'elle n'avait pas pu suivre ce mouvement.
– Mais... mais où est-il passé ?
– Tu vois, fit-il en faisant abstraction de ce qu'elle venait dire, je ne me suis pas coupé ; preuve qu'à l'entraînement, tu ne feras de mal à personne. Qui plus est, cette arme est pratique par sa petite taille, car on peut la dissimuler facilement ; si je ne m'abuse, c'était d'ailleurs pour cette raison que tu avais emmené un couteau avec toi lors de votre mission. Donc, tu dois savoir l'employer. Sissi ?
Il sortit l'arme de sa manche, avant de la faire tourner dans sa main pour la rattraper par la lame, et de tendre le manche vers elle.
L'hésitation, la détresse et le désespoir passèrent dans ses yeux, mais elle irait jusqu'au bout. Elle finit par la prendre, et bien que sa main tremblait, Jillan la félicita.
Maintenant, il allait enfin pouvoir poursuivre sa formation.
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Publié le 24/07/2021