Le paysage est triste à pleurer, mais quel formidable terrain de jeu ce devait être pour des enfants ! Dangereux, mais formidables ! Aussitôt, j'imagine Cléandre courir le long des murets. Je le vois sauter de l'un à l'autre, escalader les murs croulants. Je le vois se suspendre à la branche du chêne pour passer par le trou béant d'un des murs. Et dans cette immense zone en friche, je lui invente une vie de loubard, des heures à zoner ici avec ses amis, clopes ou joint au bec, des canettes de bières à la main.

Mes parents brisent mes illusions ; sous les assauts de leur curiosité, Cléandre nous apprend qu'il ne s'agit là que de l'ancien village, désormais protégé et transformé en écomusée. L'actuel, bien que peu moderne lui aussi, se trouve juste derrière le donjon, seul vestige de l'ancien château des lieux.

Malheureux Cléandre, qu'as-tu fait !? Répondre ainsi à leur question a provoqué le déluge ! Tout y passe. L'année de construction du vieux lavoir, celle du récent, le coût de réfection de la chaussée, la couleur politique du maire, le style architectural de l'église. Selon moi, cette église est surtout très laide, mais Cléandre, à ma grande surprise, prend un air passionné quand il leur explique qu'avant la Seconde Guerre mondiale, une majestueuse église gothique se trouvait ici, entièrement détruite par les habitants mêmes du village après que le curé ait accordé un soutien aveugle au gouvernement de Vichy et refusé l'asile à une dizaine d'enfants juifs. Pieux malgré tout, les habitants reconstruisirent eux-mêmes un lieu de culte, avec les moyens du bord. Ça explique la laideur du bâtiment, mais pas la manière dont Cléandre le regarde. Il l'admire, il le... respecte.

La question de la religion, nous ne l'avons jamais abordée. Ce n'est jamais enu dans la conversation, et puis, il faut admettre que focalisé sur ses secrets, j'ai assez peu pensé à ses centres d'intérêt. Et s'il était croyant ? Pas que ça me perturbe ni ne me gêne, mon père est catholique et baptisé après tout, mais si Cléandre a une quelconque religion, il pourrait être judicieux d'aborder le sujet un jour, afin que ça ne devienne pas une cause de dispute ! 

Je me racle la gorge, prêt à lui poser la question quand il s'engage dans une allée. Un nom accroche mes iris : Vullemain. Vullemain. Je n'ai pas souvenir d'avoir déjà vu ce nom, ni même de l'avoir entendu. je sais que c'est le nom de son père, de sa belle-mère et de ses deux demi-sœurs, Capucine et... et... 

Panique à bord, j'ai totalement oublié le prénom de la seconde ! Et Cléandre qui se gare devant un magnifique corps de ferme ! Mais pourquoi coupe-t-il le moteur, je ne suis pas prêt ! mais pourquoi mes parents sortent, tout sourire ! 

Au moment où la main de mon amoureux se pose sur la poignée, je pose la mienne sur son entrejambe. Il se fige, surpris.

– Qu'est-ce que tu fabriques ? 

– J'ai eu peur que la cuisse suffise pas à t'arrêter. Cléandre, je suis pas prêt ! Je peux pas rencontrer tes parents !

Fidèle à lui-même, Cléandre n'a pas la réaction escomptée. Un rire nerveux filtre entre ses lèvres pincées. Ses doigts triturent ses cheveux, sa boucle d'oreille. 

– Figure-toi que moi non plus, Nathéo, je ne suis pas prêt. Mais il faut bien se jeter dans l'arène, et le plus tôt sera le mieux sinon ce sont les lions qui vont sortir. Enfin... les lionnes. 

Il n'a pas besoin d'esquisser le moindre geste pour que je me retourne vers la maison. Je ne remarque rien de prime abord. Les fenêtres ouvertes de l'étage laissent les rideaux voleter sous la brise. Un filet de fumée s'échappe de la cheminée. Un chaton joue sur le perron, s'enfuit quand mes parents approchent.

– Je ne sais pas ce qui m'effraie le plus, Clé. Rencontrer tes parents, rencontrer tes sœurs, ou que mes parents me fassent honte. 

– Mes sœurs, sans hésitation.

C'est alors que je les vois. Deux silhouettes sombres à peine dissimulées par les rideaux d'une porte-fenêtre du rez-de-chaussée. Et soudain me revient en tête le message que Cléandre m'avait envoyé pendant la fête d'anniversaire de Jared. « Mes sœurs se montreront sans doute un peu sauvages ». 

Les lèvres de Cléandre se posent sur les miennes pour un de ces baisers à la douceur incomparable, un de ces baisers que j'aime tant. Sa main effleure ma joue, ses doigts courent sur ma mâchoire.

– Nathéo... ça va aller. Ce sont des lionnes, certes, mais dès qu'elles auront compris que tu es aussi lionceau que moi... ça ira. 

Il s'apprête une nouvelle fois à sortir de la voiture, mais se détourne au dernier moment.

– Nath...

Malgré moi, un sourire étire mes lèvres. Je n'avais jamais remarqué à quel point il usait de mon prénom en cas de nervosité. Et je n'avais jamais remarqué la manière dont le t s'accroche à sa langue pour s'éterniser sur son palais. Ça pourrait être un t sec et froid, mais non. Il est rond. Doux. Tendre. 

– Nath !

Je sursaute. Cette fois, le t a claqué contre ses dents.

– Tu pourrais te focaliser sur la conversation ? On a peu de temps, mes sœurs sont plus à la fenêtre et ma mère ouvre la porte ! Alors, je sais que ma beauté te subjugue, que tu es pire qu'un lapin en ma présence... mais c'est important.

La mention de sa famille vaut tous les électrochocs du monde.

– Je suis tout ouïe. 

– Quoiqu'il arrive, quoiqu'il se passe, n'évoque jamais Kaname. Ça risque de te tenter plus d'une fois, mais ne le fais pas. Ni ma mère ni mes sœurs ne te le pardonneraient. 

Indéchiffrable CléandreWhere stories live. Discover now