Chapitre 11

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Vingt-trois heures, un fauteuil inconfortable, une cheville en vrac, un père stoïque et un Cléandre cerné. 

On peut dire que la journée a pris un tournant inattendu.

Après ma déclaration, Cléandre s'est enfui. Comme un idiot, je l'ai suivi. Jared, lequel m'attendait devant la salle de TD, m'a emboîté le pas. Et voilà que nous étions trois à cavaler dans les couloirs de la fac. Je criais à Capuche de m'attendre, mon meilleur ami me hurlait la même chose. Nous avons essayé quelques regards ulcérés. Plusieurs étudiants se sont écartés in extremis et un prof nous a menacé de renvoi — la belle affaire, il ne nous connaît pas — mais rien à faire, nous avons continué jusqu'à l'escalier central.

Lorsque Cléandre l'a dévalé, j'ai cru bon de faire de même. Sauf que lui l'a fait sur ses deux jambes. Les miennes se sont emmêlées alors que je parvenais en bas, j'ai loupé une marche, un étrange craquement s'est fait entendre. Avant d'avoir l'occasion d'y réfléchir, j'étais étalé au sol, mon sac a dos sur le crâne, à battre l'air de mes bras, réflexe parfaitement inutile puisque je ne tombais plus depuis longtemps. 

Ma cheville a protesté dès que j'ai tenté de me relever. Aussitôt, Cléandre a rebroussé chemin pour me venir en aide. Jamais je ne l'aurais imaginé aussi prévenant ! Il m'a fait asseoir sur une chaise, m'a interdit de bouger et a ordonné à Jared de se procurer de la glace. Son ton autoritaire ne souffrait aucun refus. 

Sur le coup, j'ai pensé qu'il était secouriste à ses heures perdues, qu'il avait l'habitude de la situation. En réalité, il paniquait totalement ! Jared me l'a fait réaliser en remarquant d'une voix douce que, peut-être, aller aux urgences pourrait être une bonne idée ; ma cheville enflait à vue d'œil. Bien sûr, j'ai tenté de dédramatiser, de négocier pour y aller plus tard. Cléandre a rejeté la proposition : quand on ne peut plus marcher, ça ne peut pas attendre le lendemain, d'autant que la douleur se propage jusqu'à mon genou. 

Cléandre s'est confondu en excuses pendant tout le trajet. Pour la chute, il se sentait responsable, puis de ne pas avoir pensé à l'hôpital, et enfin, au moment où il se garait, de ne pas avoir prévenu mes parents. 

Je dois avouer avoir fait preuve de lâcheté à ce moment-là : je l'ai chargé d'appeler ma mère. Elle déteste les hôpitaux. D'aussi loin que je me souvienne, elle les déteste. Je crois même ne l'y avoir vu qu'une fois, lorsque son grand-père a eu un infarctus. Je devais avoir sept ans. 

Voilà pourquoi mon père nous a rejoints, seul. Ce qui a incité mon adorable blondinet à proposer de nous tenir compagnie jusqu'au moment où l'on m'appellera pour la consultation. Un silence plutôt tendu s'est installé entre nous, seulement brisé par le bruit des pages du carnet de mots fléchés de mon père. Voilà où nous en sommes. 

De but en blanc, mon père demande à mon « ami » pourquoi il vit seul. Pourquoi il a un si grand appartement. Face aux yeux écarquillés de Cléandre, mon cher papa explique sans complexe que je parle beaucoup de lui à la maison. Vraiment beaucoup. Merci, papa, maintenant, je joue les écrevisses. Le regard de Cléandre croise le mien. Au moins, nos joues sont de la même couleur. 

– C'est parce que tu m'as ramené à la maison, fallait bien que je parle de toi, tenté-je de me justifier. 

Il ne répond rien. Ses yeux passent de mon visage à celui de mon père. Sa main se porte à sa bouche. Ses dents agressent ses ongles.

– Je parle pas de toi parce que tu m'intéresses, hein ! T'imagine pas des choses !

Cette fois, mon père relève la tête pour nous étudier tous les deux. Cléandre, lui, se décompose sur place. Sur le coup, je ne comprends pas pourquoi. Puis je réalise. Trop tard, il s'est déjà levé de son siège, livide. 

Indéchiffrable CléandreWhere stories live. Discover now