Chapitre 18

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– Allez, c'est ton tour ! 

Si je n'avais pas mes béquilles, je le pousserais du coude pour inciter Jared à avancer. Il roule des yeux, soudain réticent à mettre son propre plan à exécution. Après le temps passé à me convaincre du bien-fondé de la démarche, monsieur se dégonfle alors que Sarah se trouve à peine à une dizaine de mètres de nous. Il ne s'en tirera pas comme ça. Pas après m'avoir forcé à réclamer le numéro de téléphone de Clarenz pour m'assurer que le rendez-vous ne serait pas un guet-apens. 

Et surtout, il ne m'a pas forcé à poireauter pour rien à côté du couple. Il sait à quel point je n'aime pas les voir ensemble. Dès qu'elle le touche, Sarah me fait l'effet d'une écharde impossible à retirer. Elle est là en permanence, collée à sa victime, compagne indésirable. On l'oublie facilement, mais elle finit toujours pas se rappeler à nous. 

– Mais enfin !

– Jar...

–  Elle est juste à côté de ton Capuche, je vais pas l'interroger maintenant !

Pas le temps de lui demander de baisser d'un ton : il a déjà achevé sa phrase. Jared n'a hélas jamais été un modèle de discrétion. Non seulement il parle beaucoup, souvent sans réfléchir — comme moi —, mais en plus très fort. Vraiment très fort. 

Lèvres pincées, je ferme les yeux. Si avec ce beuglement ils ne nous repèrent pas... Raté, bien sûr : mon amant secret et sa copine officielle dardent leurs yeux sur nous. Cette dernière, intriguée, nous rejoint d'un pas chaloupé avant d'agripper mon bras. Je chancelle, une de mes béquilles dérape. L'espace d'un instant, je crois que Cléandre va voler à mon secours. Il ne bouge finalement pas. Et je ne tombe pas. Fidèle à lui-même, il se cache sous sa capuche. Sa main tire même sur les rebords comme pour camoufler un peu plus son visage à peine visible. Pourtant, je peux presque sentir son regard sur moi. J'en frissonne. Sarah doit penser que j'ai froid parce qu'elle me lâche pendant quelques secondes pour m'enrouler son écharpe autour du cou. Puis elle reprend mon bras.

– Alors, vous parliez de moi ?

Mon meilleur ami se renfrogne. Quelle idée de choisir ce moment pour stopper son moulin à paroles... Ma langue, elle, se croit obligée de combler le silence :

– Oui, il a plein de questions à te poser, et elles concernent toutes Cléandre ! 

Je mords aussitôt la fautive. Je m'apprêtais à râler après Jared, mais je suis pire que lui. « C'est la passoire qui dit à l'aiguille qu'elle a un trou », comme dirait ma grand-tante alsacienne. 

– Ça concerne Clé-chou ? Mais faut lui demander directement ! Clé ! Viens voir, Nathéo et Jared ont plein de questions à te poser !

– Quoi ? Non !

Trop tard. Je me maudis. Pourquoi n'ai-je pas précisé que le principal intéressé ne devait pas être au courant ? Honteux, je me concentre sur mes pieds. Je l'imagine déjà me ronchonner un Nathéo, tu parles trop. Il se contente de marmonner Voyez-vous ça. Puis ses semelles raclent le sol. Ses baskets ne tardent pas à surgir dans mon champ de vision, pour s'arrêter à une cinquantaine de centimètres des miennes. J'imagine sans peine son humeur massacrante, lui qui déteste qu'on l'inonde de questions. Tout à coup, je me sens idiot. Gamin surtout. À quoi me sert donc cette enquête, à part flatter mon ego ? Je commence à croire que cette idée d'enquête pue. Vraiment. L'envie de me dégager de toute responsabilité se fait pressante, mais ce ne serait pas crédible, alors je m'abstiens. Et puis, c'est déjà trop tard. Il sait qu'on veut lui poser des questions. Ce qu'il ne sait toutefois pas encore, c'est que la rencontre avec son cousin promet également un interrogatoire. 

Indéchiffrable CléandreWhere stories live. Discover now