Chapitre 12

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Des yeux, je cherche un objet fin. Une baguette, une règle, une fourchette, n'importe quoi. Ma cheville me gratte. Je sais bien qu'il ne faut pas, le médecin a assez insisté à ce propos. 

Mais. Ça. Me. Démange. Affreusement.

Hélas ! Ma mère me connaît bien. Après m'avoir installé confortablement dans le canapé, la jambe surélevée et calée dans un coussin avec l'impossibilité de me mouvoir comme je l'entends, elle a rangé la table basse ainsi que tous les dessus de meubles à portée de main. Elle a tout fermé à clef. Et elle a mis mes béquilles hors de portée, la traîtresse !

Comme il ne trouve rien, mon regard se porte sur la télévision allumée sur un journal télévisé. Aucun intérêt. Ma mère exagère, elle a même confisqué la télécommande ! Par bonheur, elle m'a laissé mon smartphone. Après avoir surfé quelque temps sur twitter, envoyé quelques textos à Jared, je relis, pour la millième fois, celui de Cléandre. Bien sûr, je l'ai invité à venir faire tout le baby-sitting qu'il voudra ! Enfin, le maladesitting, plutôt. 

J'ai entendu des centaines de fois l'expression si clichée « avoir des papillons dans le ventre ». Je l'ai toujours trouvé mièvre. Et pourtant, en ce moment, je suis incapable de trouver une meilleure description de mes émotions. Ça papillonne dans mon ventre. Ça me remue. Ça remonte jusqu'à mon cœur, me donne l'impression que celui-ci tambourine, qu'il va sortir alors qu'en réalité, mon rythme cardiaque n'a pas changé. Il n'a même pas accéléré d'un iota. Je me sens encore plus fébrile, heureux et un sourire idiot au possible orne mon visage.

Je sais très bien ce qu'il m'arrive : je suis amoureux. Et ce texto est l'engrais de la graine semée par mon père. L'espace d'un instant, il me fait penser que c'est réciproque ! Néanmoins, je redoute encore de me faire des illusions. Je n'ai pas encore pu déterminer si Cléandre avait juste peur de sortir du placard ou s'il n'était effectivement pas homosexuel du tout. Les seuls moments où ses propos sont sans équivoque sont au sujet de sa non-attirance pour les hommes. Et après quelques recherches sur internet, force m'a été de constater que sa petite occupation de l'autre nuit ne signifiait rien : il existe pas mal d'hétéros qui apprécient la pénétration à cause de la stimulation de la prostate. J'ai même fini par découvrir que beaucoup d'acteurs de films pornos gay sont en réalité hétérosexuels ! Oui, bon, je me suis un peu égaré dans les limbes de Google.

Mes parents discutent dans la cuisine, ou plutôt, ils se querellent à cause d'une soirée prévue de longue date. Ma mère désire l'annuler, au cas où son poussin — moi — ait besoin de quelque chose. Mon père grommelle ; je suis bien assez grand pour me débrouiller seul pendant une soirée, même avec des béquilles. Et ma mère de renchérir que son poussin doit rester tranquille, pas trop d'effort, pas de geste inconsidéré. Elle est certaine que, sitôt la porte fermée, je tenterai de marcher malgré l'interdiction. 

Elle exagère...

La sonnette m'empêche de protester. Des interrogations fusent ; mes parents n'attendent pourtant personne ! L'instant d'après, la tête de mon père passe par la fenêtre percée entre le salon et la cuisine.

– Tu as invité Jared ?

Je secoue la tête.

– Cléandre alors ?

– Je... Peut-être ? Je lui ai dit qu'il pouvait passer.

Serait-ce possible ? Mes doigts se croisent. L'espoir m'envahit à nouveau. Mon âme d'enfant se souvient soudain d'un petit jeu auquel je jouais jadis : « si...alors ». Si je mange toute ma soupe, alors il neigera demain. » « Si la neige tombe, le père Noël m'apportera les Mims ».

« Si c'est Cléandre, alors c'est qu'il m'aime, lui aussi ». 

C'est si ridicule que je me mets à ricaner tout seul. Les antidouleurs doivent être plus forts que je ne le pensais. 

Indéchiffrable CléandreWhere stories live. Discover now