Chapitre 33

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Le silence de l'habitacle me pèse sur le cœur.  Depuis que Cléandre a démarré, seules quelques politesses ont été échangées. J'ai besoin de m'isoler, de fuir un peu, je ne supporterai jamais une heure entière comme ça ! Alors, dès que j'avise un panneau bleu qu'orne un P blanc, je prie Cléandre de se garer et prétexte une envie pressante. Mensonge, bien sûr, mais je n'ai rien trouvé d'autre pour le forcer à s'arrêter. 

Ma mère me comprend d'un regard, et, après m'avoir tendu les béquilles — elle les a gardés à l'arrière pour me libérer de l'espace à l'avant, même si les avoir entre Cléandre et moi ne m'aurait pas dérangé —, s'enfonce dans son siège, la tête néanmoins droite afin de ne pas se décoiffer. Sitôt dehors, je respire un peu mieux. Pendant quelques secondes, je reste immobile avant de claudiquer vers les toilettes publiques. L'endroit n'a rien d'engageant, mais je dois donner le change. 

Au moment où je jongle avec mes béquilles pour ouvrir la porte, une main se pose sur le battant et m'empêche de l'ouvrir.

– Tu n'as pas besoin d'aller jusque-là, ça pue la mort là-dedans.

Un frisson naît au creux de mon ventre, et la vague d'adrénaline provoquée par la voix basse me remonte dans la gorge pour y former une boule. Je déglutis. Cléandre. 

– Si tu ne veux pas que je me pisse dessus, bouge. Et je n'ai pas besoin d'aide, merci...

– Je me doute, sinon ta mère t'aurait accompagné. Pourquoi tu m'évites ?

– Je ne t'évite pas !

– Tu ne m'as pas embrassé quand je suis arrivé, tu fais tout pour ne pas croiser mon regard, tu ne parles pas. Et là, tu prétends avoir envie de pisser alors que c'est faux. 

Dents serrées, je me tourne face à lui. Sa perspicacité m'énerve.

– Puisque tu es si malin et que tu devines tout, tu devrais savoir pourquoi je t'évite, non ?

Sa main quitte la porte. Il l'essuie sur son jean avant de me caresser la joue du bout des doigts. Alors que nous sommes dans un endroit public. J'en oublierais presque les secrets qui l'entourent...

– Je ne suis pas devin, Nathéo, chuchote-t-il. Mon intuition me sert beaucoup avec toi, mais je ne suis pas devin. Je sens que tu m'évites, que quelque chose te contrarie, te fait peur même, mais je ne sais pas quoi.

– Mais comment tu sais ça ! C'est horripilant !

– C'est comme la chanson. Un truc de... famille. 

– Dont tu ne peux pas me parler.

– Dont je ne peux pas te parler.

La rage remplace l'énervement : je n'en peux plus de ses secrets !

– Ça va être comme ça toute la soirée ? Des mystères, des secrets, des non-dits ? Ta famille et toi allez nous donner l'impression de ne pas être à notre place ? 

Ses yeux me sondent, envahis par cette intense tristesse que je ne connais que trop et qui me culpabilise aussitôt. Pendant de longues secondes, il ne répond pas, puis ses doigts cueillent les miens, les caressent avec douceur. 

– Et si tu me disais ce qui te contrarie vraiment ? Qu'est-ce qu'il s'est passé à la soirée de Jared pour que tu sembles me... détester depuis ? 

Il est redoutable. 

– Tu crois que c'est le moment d'en parler ? On va pas se fâcher maintenant.

– Je suis sur le point de te présenter à toute ma famille, donc je pense que oui, c'est le moment d'en parler. 

Buté, je secoue la tête. C'est compter sans sa propre obstination. Il refuse de retourner vers la voiture et de repartir avant que nous n'ayons parlé. Il menace même de s'asseoir à même le dallage crasseux que des tâches suspectes colorent par endroit. Et malgré tout, il reste d'une prévenance touchante : lorsque le fond encore frais de l'air me fait frissonner, il me prend les béquilles des mains, ôte son pull et, tout en douceur, m'aide à le passer avant de me parer de la capuche avec tendresse. Je ne peux m'empêcher de renifler le tissu : il a son odeur. 

Indéchiffrable CléandreWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu