Chapitre 26

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Intimidé, je risque un pas dans le hall de l'hôtel restaurant. Je m'attends presque à être foudroyé sur place. Même si Gladys nous a relooké, Cléandre et moi, pour l'occasion, j'ai la sensation de détonner ici. Des tapis persans aux lustres en cristal, tout transpire le luxe.  Madame Terrasève n'a pas fait les choses à moitié : elle nous invite dans un restaurant étoilé, lequel se trouve lui-même dans un hôtel étoilé. Le plus huppé de la ville. 

D'abord, le club Del'Asève, ensuite, l'hôtel restaurant L'Arbre Doré... cette famille a donc ses entrées dans tous les endroits cossus de la ville ? Qui sont-ils donc, au juste, un genre d'héritiers richissimes d'un célèbre roi oublié ? Si j'en juge par l'appartement de la mère, la théorie ne me semble pas si farfelue. Si j'en juge par la voiture de mon amoureux, par contre... celui-ci n'a d'ailleurs pas l'air plus à l'aise que moi. Il tire sur le col de sa chemise et... comme toujours, maltraite ses cheveux. Si je n'avais pas mes béquilles, je capturerais ses mains pour l'empêcher de faire : son geste m'angoisse. 

Par bonheur, une sorte de majordome nous conduit dans un salon privé, puis nous installe dans un coin de la salle isolé du reste par un charmant paravent en papier de riz. Ou quelque chose du genre. Parfait, ainsi, je ne me ridiculiserai pas. Pas devant témoins, du moins.  Pour mon plus grand soulagement, il retire aussi les trop nombreuses fourchettes pour n'en laisser que deux. Gladys le prie d'apporter des cartes muettes, afin que nous ne prenions pas peur à cause des prix, ce qui provoque bien sûr l'effet contraire chez moi ; je n'ose plus rien commander.

Amusé, Cléandre me demande s'il doit commander pour moi ? Sa proposition a quelque chose de terriblement romantique, alors j'accepte ; ça m'arrange, les noms de plats ne me parlent pas du tout. Délicate gelée de tomate parfumée à l'agastache,filet d'omble confit aux artichauts. À part tomate et artichauts... je ne comprends rien.

Finalement, ils optent pour trois menus dégustation, dont deux végétariens. Mes yeux se plissent, je ne peux m'empêcher de remarquer :

– Tu es végétarien ? Pourtant, tu manges de la viande quand je suis chez toi !

À son regard exorbité et la mine soudain effarée de sa mère, je comprends que j'ai fait une bourde, sauf que pour le coup, je ne vois vraiment pas en quoi. À mes interrogations, il ne répond qu'un bref « ne t'en fait pas », avant d'attirer sa mère à l'écart. Encore un secret, et un secret dont je ne vois pas le moindre intérêt. J'enrage, hésitant à attaquer dès son retour. 

Ils semblent se quereller, un peu. Cléandre me regarde en coin, sa mère l'observe, lui, sous toutes les coutures. Elle va même jusqu'à vérifier ses pupilles ! Confondrait-elle drogue et aiguillettes de poulet ? 

Tout à coup, ma poche vibre. Jared s'inquiète, je ne l'ai pas contacté depuis hier matin. Planqués sous la nappe, mes doigts tapotent la surface du téléphone. Je lui raconte tout, ou presque. La rupture, la réconciliation, les informations croustillantes. Je passe sous silence notre nuit de folie devant Clarenz. Clarenz dont je ne connais toujours pas l'âge. Pour clore mon texto, je lui livre ma conclusion sur Kaname : je pense qu'il est mort et que Cléandre ne s'en remet pas. 

Mon pouce a à peine le temps de presser le carré « envoyer » que les Terrasèves se rassoient déjà à la table. Mon amant me sert une histoire étrange de mauvaise digestion des protéines animales dans sa famille. Je ne suis pas dupe. Il le voit. Il hausse les épaules d'un air désolé. Sa mère, elle, se penche sur la carte des vins, de nouveau rayonnante. Que dire dans pareille situation ? Rien, sans doute. 

Un second SMS de Jared me tire un sursaut alors que je savoure une émulsion de petits pois, étonnant fraîche et savoureuse. Il veut savoir s'il doit mener l'enquête sur Kaname. S'il doit fouiller partout à la recherche de la moindre information sur son identité, et sur son possible décès. Cléandre et sa mère sont en pleine discussion à propos de la fac — elle veut savoir tout ce qu'il lui est arrivé depuis le début de son voyage, six mois plus tôt, et en particulier comment il a quitté Sarah — alors je me permets d'y répondre en toute discrétion en posant une condition : Cléandre ne doit jamais être au courant. C'est du moins ce que je crois jusqu'à tomber dans les iris lavande rieurs de mon amoureux.

Indéchiffrable CléandreWhere stories live. Discover now