— La première fois que j'ai ressenti ça... j'ai cru qu'il s'agissait d'un simple rêve, mais Meori...

Kila s'interrompit et me jeta un bref regard. Les lèvres serrées, je gardai le silence et l'enjoignis à continuer d'un signe de tête. Je ne réagis pas davantage lorsqu'elle me prit la main.

— Meori m'a très vite démontré que non, reprit la kanash avec difficulté. Elle appelait ça... les rêves entrelacés. C'est quelque chose que je n'ai connu avec personne d'autre qu'elle. Et toi.

Je restai de marbre face à cette révélation. Je m'en voulais de la punir ainsi pour quelque chose dont elle n'était pas responsable, mais la colère et la jalousie semblaient systématiquement reprendre le dessus. Et je n'opposais pas beaucoup de résistance.

— En quoi ça consiste ? demandai-je sans me départir de sa main.

La kivari du loup eut un geste incertain.

— Je ne saurais pas vraiment l'expliquer, avoua-t-elle. Meori disait que ça nous permettait d'être toujours ensemble, même lorsque nous ne l'étions pas physiquement. Je n'ai jamais initié aucun rêve entrelacé, je n'aurais pas su comment. C'était Meori.

Encore et toujours Meori. Kila m'observa avec tristesse.

— Et c'est toi, à présent... ajouta-t-elle. Je crois que tu as hérité de bien plus que je ne le pensais. Il est possible que...
— Toi et moi, dans la forêt... Est-ce que nous avons vraiment...

Je n'osais pas terminer ma phrase. La kanash cligna des yeux, puis se reprit promptement.

— Tu sais bien que oui.
— Non, je n'en sais rien. À force, je ne sais plus.
— Tu le sais bien, rétorqua-t-elle sur ton presque accusateur. Tu étais là. Ne fais pas semblant.
— Semblant ?

Je détachai ma main de la sienne. J'avais le sentiment qu'un liquide visqueux se mettait dangereusement à déborder d'un contenant beaucoup trop petit. Je me levai d'un seul coup ; le drap glissa le long de mes hanches, révélant le short de nuit «I love kittens» que je portais.

— Je fais semblant ? répétai-je tout bas.

J'avais le plus grand mal à contenir ma colère, mais il le fallait bien : la chambre de ma mère n'était qu'à quelques pas de la mienne, juste séparée par la salle de bain.

— Je vis un calvaire depuis j'ai reçu cette putain d'amulette, sifflai-je tout bas. Ma vie est un bordel sans nom, je ne dors plus la nuit, j'entends des voix, Meori me parle par énigmes quand ça lui chante et quand ce n'est pas elle qui hante mes pensées, c'est toi !
— Eden... commença la kanash en se levant à son tour.

Mais les valves étaient ouvertes.

— Quand tu as partagé ton énergie avec moi dans l'écorce, tu as dû le sentir non ? Tu savais ce que j'éprouvais pour toi et tu ne m'as rien dit. Tu as tout gardé pour toi et tu m'as laissée seule avec tout ça ! Si quelqu'un fait semblant ici, c'est toi !

Je respirais comme un cheval fou lâché au grand galop. Échevelée et en nage, avec mon short à motifs de chatons, je devais avoir l'air d'une véritable folle. Le cuir du blouson de Kila émit un léger bruit lorsqu'elle se déplaça pour parvenir à ma hauteur. Me fixant de son regard bleu d'acier, la kanash me déballa le fond de sa pensée d'un seul trait.

— Ma tristesse, et ma vengeance... Je pensais que rien ne m'en détournerait. Je pensais tout contrôler. Mais je n'avais pas prévu ça. Je ne t'avais pas prévue toi ! s'emporta Kila en ouvrant les bras. Et qu'est-ce qu'on fait, à présent ? On arrête tout, on ignore ce qu'on ressent l'une pour l'autre ? Dis-le moi Eden, je te suivrai quoi qu'il arrive.

Je restai debout comme une imbécile, ne sachant plus que faire de ma colère qui n'avait plus de raison d'être, mais qui avait bien trop enflé pour s'en aller sur demande. La sienne était visiblement plus prompte à redescendre, car elle se rapprocha presque immédiatement pour m'effleurer le bras. Sa main au contact de ma peau acheva de briser les remparts d'incompréhension qui se dressaient entre nous.

— Pardon... reprit-elle avec effort. Je n'ai jamais été douée pour exprimer ce que je ressens. Pas avec les mots. Mais...

Les doigts pâles s'emparèrent de mon visage et glissèrent le long de ma joue. Dans les yeux d'azur, une infinie tristesse me suppliait de lâcher les armes.

— L'amour que nous avons éprouvé dans la forêt était réel, Eden. Je ne fais pas semblant. Il est réel, je le sais mieux que personne et tu le sais aussi, parce que tu étais avec moi. Tu es toujours avec moi.

Je voulais répondre, mais le rappel constant de la présence lancinante de Meori me muselait aussi sûrement qu'un baîllon de fer. Kila parut découragée, et je m'en fis le reproche intérieurement, mais avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, elle reprit la parole.

— Nous nous sommes séparées au printemps. Ce n'était pas ce qu'elle voulait, mais je ne lui ai pas vraiment laissé le choix. C'est sûr, Meori avait un sacré caractère.

Je fis de mon mieux pour ignorer la pointe de douleur qui m'effleura lorsque j'entrevis le sourire nostalgique de Kila.

— Comme je la connais... continua la kanash. Meori s'est sûrement aventurée là où elle n'aurait pas dû. Je... j'imagine qu'elle a voulu...

Je gardai le silence. Voir Kila se débattre ainsi avec son passé ne m'amusait pas, mais je n'avais aucune prise sur ses souvenirs. Je ne pouvais qu'écouter en réduisant au mieux ma propre souffrance.

— J'en suis responsable, esh-kirith. Je ne sais quel esprit Meori a froissé pour connaître un tel sort, mais je sais que c'est de ma faute. Elle n'en serait pas là si j'avais agi différemment. J'aurais pu l'en empêcher, j'aurais dû l'aider. Si j'étais restée, elle serait en vie aujourd'hui.

La détresse de Kila anéantit les derniers bastions de jalousie qui persistaient encore en moi. Sans réfléchir, je l'enlaçai doucement et la serrai contre moi. Lorsqu'elle s'accrocha à mes épaules, je réalisai à quel point elle avait besoin de moi. Et moi d'elle.

— Ce n'est pas de ta faute.

Je n'avais rien ajouté d'autre. La vacuité de mes paroles me semblait si inefficace pour contrer sa peine, mais je n'avais rien de mieux à offrir. Alors je la serrai fortement dans mes bras, aussi tendrement que je le pouvais. Et elle le comprit davantage que tous les discours du monde. Nous restâmes ainsi longtemps, accrochées l'une à l'autre comme si nos vies en dépendaient. Je ne sus à quel moment nous finîmes par nous étendre sur le lit, mais un sentiment de quiétude extrême nous submergea lorsque ce fut le cas. Pour la première fois, nous nous accordions un repos véritable. La kanash profondément endormie dans mes bras, j'observai la fenêtre de ma chambre. Les premiers rayons de soleil s'immisçaient timidement entre les persiennes de la fenêtre. Je souris pour deux : un jour nouveau se levait.

 Je souris pour deux : un jour nouveau se levait

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Kivari #1Where stories live. Discover now