5- Meori

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— Selachani shkirit Eden ! Atnavai !

Elle m'avait jetée cette suite de mots incompréhensibles au visage avec une rage presque meurtrière. Pétrifiée, je restai là, bêtement plantée devant elle, sans savoir quoi dire. La kanash secoua frénétiquement la tête, puis répéta ce qu'elle venait de me dire et que je ne compris pas davantage la seconde fois. Elle me suppliait du regard, s'acharnant dans cette langue que je ne comprenais pas. Si elle attendait une réponse, j'espérais qu'elle avait tout le temps du monde devant elle, car je n'étais définitivement pas en mesure de la lui procurer. Mais peu importait, parce qu'à cet instant précis, la barrière de la langue était le cadet de nos soucis : il fallait s'enfuir, et vite. Elle recouvrit ma main des siennes, puis répéta comme une litanie «Selachani !». Je secouai la tête à mon tour, désemparée :

— Je ne comprends rien à ce que tu dis ! Il faut partir, viens !

Je voulus l'emmener avec moi, mais la jeune kanash refusa de bouger. Elle secoua tristement la tête, puis répéta de nouveau «Selachani !». Malgré sa petite taille, elle faisait preuve d'une force surprenante : je ne parvenais tout simplement pas à me libérer de son emprise.

— Atnavai, selachani ! Selachani ! martela-t-elle en plantant son regard azuré dans le mien.

Je commençais à en avoir assez, de son «selachani», et je n'appréciais guère d'être retenue contre mon gré. Je voulus me dégager, mais la kanash me retint fermement. Le cri retentit de nouveau, bien plus proche de nous cette fois-ci, et je pris peur pour de bon. Je me débattis plus violemment, lui intimant de me lâcher, mais la jeune kanash avait décidément plus de force que moi. Elle ne bougeait pas d'un millimètre. Un craquement de branche sèche surgit juste derrière nous. Le cœur battant, je n'osai plus rien faire et demeurai immobile.

— Eden ?

Essoufflée à force de m'être démenée, je levai les yeux vers la jeune kanash qui venait de m'interpeler et demeurai interdite devant le visage qui me détaillait : il était sillonné de larmes. Elle me maintint en place d'une seule main, se servant de l'autre pour se désigner, puis murmura :

— Meori.

J'eus le temps d'apercevoir le sourire fugace, empreint d'une tristesse indéchiffrable, qui s'était invité sur ses lèvres, puis tout s'arrêta : nous disparûmes brusquement dans le silence de la nuit. Durant ces quelques instants où la forêt entière semblait s'être plongée dans un étrange sommeil, je cessai d'exister. Je n'étais plus un être humain, je n'étais plus Eden, je n'étais plus. Ce qui restait de moi flottait dans cet univers où rien ne vivait, où rien ne mourrait. Je dérivai lentement dans ce monde d'entre-deux, vaguement consciente d'avoir été un jour. Je n'avais plus de corps, mais je voyais et percevais pourtant l'espace autour de moi: il y avait de l'air, des arbres, un sol, un ciel, et il faisait sombre. Si je levais ce qui m'avait servi de tête durant mon vivant, verrais-je un...
«Shkirit...»

J'eus la sensation d'être brutalement tirée en arrière, comme un harpon invisible qui se serait fiché dans mon épine dorsale. Douloureusement, je pris conscience du contact qui se rétablissait progressivement : j'avais une enveloppe, de la peau sur laquelle des doigts couraient. J'étais dans cette enveloppe, j'existais et ce n'était pas le moment pour moi de m'envoler.

Pas encore.

Les doigts tirèrent un peu plus. Ils cherchaient quelque chose... Ils s'accrochèrent tout à coup et le contact s'intensifia. Je les serrais, tout comme ils me serraient, et peu après, d'autres doigts vinrent à la rencontre de mon visage. Et puis ce fut une paume, qui se posa doucement contre mon front.

Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant