3- L'appel

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Au bout de quelques secondes à peine, j'entendis les semelles de Liam retentir derrière moi. Je savais qu'il viendrait. J'arrivai triomphante de l'autre côté de la rivière. Nous y étions. Le territoire des kanashs. L'espace d'un instant, j'imaginai une tripotée d'hommes et de femmes dissimulés dans les buissons, carquois à la main, et je fus saisie du besoin pressant de rebrousser chemin, mais l'arrivée d'un Liam essoufflé m'en coupa l'envie : je ne voulais pas paraître faible après avoir tant fanfaronné. Je me redressai puis me dirigeai vers l'orée de la forêt.

— Putain, Eden... attends ! me cria Liam entre deux respirations hachées.

Il sortit de la poche de son jean le petit inhalateur qu'il gardait constamment sur lui et le pressa rapidement. Au bout de quatre inspirations, il le rangea et fixa sur moi un regard sévère.

— C'est bon, t'es contente ? Allez viens, on y va.

Fût-ce à cause du ton péremptoire qu'avait pris sa voix ou mon envie irraisonnée d'opposer une résistance contradictoire, je campai sur mes positions et décidai résolument de pénétrer dans la forêt. Sans réfléchir, je m'enfonçai dans les bois. Les kanashs  cachés dans les buissons avaient disparu de mon imaginaire ; ne restait plus dans mon esprit qu'une envie profonde de casser l'ennui et, il fallait bien l'avouer, une bonne dose de stupidité immature. J'écartai les branches qui gênaient ma progression. Sous mes pieds, les feuilles sèches craquaient. Je n'étais pas bien discrète, mais étrangement, le bruit que je faisais me rassurait. Derrière moi, Liam n'était pas plus discret. Je me demandais qui générait le plus de bruit de nous deux, entre mon absence totale de discrétion et le claquement de ses dents.

— En plus, il caille ! marmonna-t-il en se frictionnant les épaules.

J'ignorai le commentaire, bien que le froid commençait à se faire sentir pour moi aussi. Au bout d'un long moment passé à errer sans but cependant, je fus bien forcée de constater l'échec de mon entreprise : rien ne se produisait. Je finis par piler sur place, totalement désabusée.

Qu'avais-je espéré ?

Qu'un évènement magique survienne, qu'un bel et mystérieux kanash apparaisse et m'emmène dans l'un de leurs villages probablement peuplés de... de quoi, au juste ? Je ris de ma propre bêtise et finis par rebrousser chemin, suivie par un Liam satisfait de pouvoir enfin rentrer. Chaque pas qui me ramenait vers la ville me rapprochait davantage du quotidien monotone que j'y menais. Et que je mènerais probablement toute ma vie... songeai-je amèrement en levant les yeux au ciel. Je ne pus retenir le sourire triste qui s'accrocha à mon visage.

Malgré la cîme et le feuillage touffu, j'apercevais des fragments de ciel étoilé à travers la voûte des arbres. Je perçus la petite étoile qui avait brillé si fort un peu plus tôt dans la nuit, et mon sourire s'assombrit davantage.  Si la légende disait vrai, la destinée ne m'avait vraiment pas réservé un sort palpitant. Une vie ennuyeuse menée par une fille ennuyeuse dans une ville toute aussi ennuyeuse. Et pourtant, la parcelle infantile de mon esprit avait espéré si fort que, aussi improbable que cela paraisse, l'éventualité de pouvoir réaliser son vœu le plus cher puisse exister. Imbécile... me dis-je tout en suivant le sentier qui remontait vers le pont. Et ce fut à cet instant que le cri retentit. Un cri perçant, qui creva le silence de la nuit et la présence de l'ennui. Je me retournai d'un bloc vers Liam, glacée de la tête aux pieds. Quelqu'un venait de hurler dans la forêt. Tout près de nous.

— Quoi ? fit-il, butant presque contre mon dos.

Je le dévisageai, le sourcil arqué. N'avait-il pas entendu ? Voyant que je restais muette, il s'avança rapidement, l'air inquiet. «Mais qu'est-ce que t'as ?
— Tu n'as pas entendu ? finis-je par demander, la bouche sèche.
— Entendu quoi ?», répéta-t-il sincèrement surpris.

Je levai la main pour lui intimer le silence, et attendis quelques instants. Le clapotis de l'eau nous parvint timidement depuis la rivière. Nous étions tout proches de l'orée de la forêt... Soudain, le cri déchirant s'éleva dans la nuit, me faisant tressaillir. Liam me prit par les épaules :

— Mais qu'est-ce qui t'arrives, merde ?

Je demeurai silencieuse, apeurée par ce qui semblait se passer. Je connaissais Liam depuis que nous étions tout petits. Ce n'était pas un foudre de guerre question courage, mais il n'aurait jamais pu faire semblant à ce point. Pas au point d'ignorer l'appel d'une personne en détresse. Car celui ou celle qui hurlait ainsi ne pouvait qu'être en danger. Alors que se passait-il ? Je me dégageai d'une secousse du bras.

— Tu es sourd ou quoi, tu n'entends pas ? sifflai-je à brûle-pourpoint lorsqu'un troisième cri surgit tout près de nous, me glaçant de la tête aux pieds.

Liam me fixa avec inquiétude, puis son air se fit plus circonspect.

— C'est encore une de tes blagues à la con ? lâcha-t-il brusquement. Si c'est ça, arrête tout de suite. Parce que ça marche pas. Tu fais toujours...

Je ne l'écoutais plus. Le cri inhumain qui me transperçait les oreilles se prolongeait à présent de manière inquiétante. La tête tournée vers les buissons, je m'attendais à tout moment à voir surgir des ténèbres une créature ensanglantée à l'agonie. Bon dieu, dans quoi avions-nous mis les pieds ? Et Liam qui n'entendait rien... Ou alors, il jouait la comédie ? Pour se venger de la fois où je lui avais fait croire que j'étais tombée au fond du puits de madame Denvers... Ou bien... D'une main hésitante, je palpai l'intérieur de la poche de mon pantalon. Peut-être que les herbes de Liam avaient eu un effet secondaire ? Ce devait être ça. Après tout, il avait bien mentionné plus tôt qu'il s'agissait d'un nouveau mélange. Putain... si c'était pour délirer comme ça...

— ... m'écoute même pas ! Rien à foutre, je rentre. Tu fais ce que tu veux !

Fille des hommes.

J'eus le sentiment que mon être tout entier se séparait violemment en deux, vibrant comme si un tremblement de terre avait eu lieu en moi. Une violente migraine me martela brutalement les tempes, puis disparut aussi promptement qu'elle était apparue. Je restai debout, pantelante, la gorge sèche. Il me fallut quelques instants avant de réaliser ce qui venait de se produire. Une voix sans timbre venait tout juste de se manifester dans mon esprit ! Je ne parvenais pas à en identifier la source, et ce constat me terrorisa au plus haut point. Pire encore, mon corps commença à se déplacer de lui-même, me forçant à rebrousser chemin pour retourner dans la forêt.

Impuissante, je me dirigeai vers les bois sombres. D'une traite, je dépassai Liam qui vociférait toujours et sa voix ne fut bientôt plus réduite qu'à un murmure lointain. L'appel, car je ne pouvais qualifier le phénomène autrement, s'était manifesté sourdement au fond de moi ; c'était une attraction irrésistible, incompréhensible, qui me poussait à m'enfoncer toujours plus profondément dans la forêt. Quelque chose à l'intérieur de moi savait où aller. Quelque chose savait... Incapable de me contrôler, je m'engouffrais lentement mais sûrement dans la masse obscure que formaient la forêt et ses arbres gigantesques. Une certitude émergea alors à la surface de mon esprit.

Je n'allais pas à en ressortir vivante.

Je n'allais pas à en ressortir vivante

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Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant