4- La fille de la forêt

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Je courais à présent, comme si ma vie en dépendait. Branches et feuilles me fouettaient le visage, je ne m'étais jamais aventurée aussi profondément dans la forêt. J'ignorais où aller, et pourtant, le chemin semblait s'ouvrir comme une évidence devant moi. Soudain, l'une de mes chaussures en toile buta contre une racine et je  chutai lourdement sur le sol recouvert de mousse, sol qui se transforma rapidement en pente et me fit terminer ma course au fond d'un ravin. Je me relevai au bout de quelques instants, la bouche pleine de terre molle. Recrachant un bout de feuille morte qui s'attardait sur ma langue, je me relevai tant bien que mal. Super... commentai-je intérieurement en voyant que l'une des manches de ma veste s'était déchirée à l'impact. Je m'époussetai les bras et la figure pour me débarasser des brindilles et de la terre sale qui me recouvraient, constatant au passage la présence de quelques égratignures au niveau de mon visage. Rien de cassé, c'était le principal. Le craquement qui surgit tout près de moi me rappela immédiatement à la réalité.

Je n'étais pas seule dans la forêt.

Le cœur battant, j'attendis sans bouger. Il ne s'agissait pas de me faire repérer. Le souvenir du cri déchirant résonnait encore à mes oreilles : je ne tenais pas à être la prochaine. Au bout d'un moment, je jugeai l'attente suffisante et me déplaçai aussi discrètement que possible, c'est-à-dire que j'étais aussi bruyante qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine.

Fille des hommes.

Je me figeai sur place, frappée de plein fouet par le séisme qui venait de me secouer toute entière. La voix avait vibré de toutes ses forces dans mon esprit, me faisant chanceler comme la première fois. La tête entre les mains, je pris le temps de reprendre conscience du sol sous mes pieds et de l'endroit où je me trouvais. J'étais dans la forêt, à l'endroit même où nous, locaux, n'avions pas le droit de pénétrer. Le territoire kanash. Je respirai profondément à plusieurs reprises pour calmer mon cœur — et mon esprit — qui s'affolait. J'imaginais des êtres malveillants dissimulés dans l'obscurité, prêts à me déchiqueter à n'importe quel moment. Puis la raison l'emporta peu à peu à mesure que les battements de mon cœur se stabilisaient. Et je songeai à l'étrange voix. Encore cette voix éthérée... elle semblait provenir de partout et nulle part à la fois. Se pouvait-il que les légendes soient vraies ? Et dans ce cas, étais-je en danger de mort, moi aussi ? Après tout, j'appartenais aux locaux et je me trouvais, une nuit de pleine lune, en territoire kanash.

Je songeai tout à coup à Liam et à sa prudence excessive qui ne me le paraissait plus autant. Je sortis aussitôt mon téléphone portable de ma poche. Évidemment, pas une barre... songeai-je en déplorant l'absence de signal réseau. Je tournai les talons d'un seul bloc pour remonter le ravin et quitter la forêt. Mais alors que je tentais de grimper la pente, je l'aperçus. Elle se tenait juste à côté de moi, sa main posée sur le tronc de l'arbre derrière lequel elle se cachait à moitié. Dans la pénombre, je ne pouvais guère distinguer ses traits. Un bracelet de cuir tressé glissa le long de son bras lorsque sa main bougea contre le tronc d'arbre. Une kanash... C'était une jeune fille qui ne devait pas être plus âgée que moi. Je maudis la lune de ne pas me fournir davantage de luminosité.

— Nale... shkirit ?

Je haussai le sourcil. Mes connaissances en culture kanash étaient terriblement limitées, pour ne pas dire inexistantes. Je ne savais rien de ce peuple, hormis le peu que l'on nous obligeait à apprendre dans les cours d'histoire et que je n'avais, en bonne élève que j'étais, bien évidemment pas retenu. J'inspirai profondément. Sans parler la même langue, il me semblait difficile de communiquer. Je levai prudemment les mains en signe d'apaisement :

— Je me suis perdue dans la forêt, tu peux m'aider ?

Elle recula légèrement derrière le tronc d'arbre. Je cessai immédiatement tout mouvement. Il ne s'agissait pas de lui faire peur ou pire, de l'énerver. Mais de toute évidence, elle ne comprenait rien à ce que je lui disais. Je me creusai la cervelle pour trouver un moyen de nous comprendre mutuellement. Je finis par baisser la main pour la porter à ma poitrine, aussi lentement que possible pour ne pas l'effrayer, puis déclarai :

— Eden.

Elle fit un bref mouvement de la tête.

— Eden ? hésita-t-elle en me désignant de l'index.
— Oui, c'est ça ! acquiesçai-je en remuant vivement la tête. Et toi, comment tu t'appelles ?

La jeune kanash ne répondit pas. Je crus avoir fauté, mais elle quitta le tronc d'arbre pour s'avancer vers moi et je pus la distinguer davantage. Ni arc, ni carquois, ni flèches. Elle  ne ressemblait en rien à la représentation que je m'étais faite des kanashs. Elle n'était pas bien grande, dépassant à peine mes épaules. Ses cheveux noirs étaient noués en une simple tresse qui courait le long de son cou. Elle portait une tenue étrange, faite d'un tissu dont je ne parvenais pas à définir la matière, qui m'évoquait une sorte de tunique aux manches courtes. La jeune kanash se déplaçait également pieds nus, mais ne semblait pas en ressentir le moindre inconfort. Je remarquai qu'un second bracelet de cuir tressé ornait sa cheville gauche. Quant à sa peau, elle était étrangement pâle, comme celle de quelqu'un qui n'avait jamais vu le soleil.

Elle s'arrêta tout près de moi, puis leva une main frêle pour me toucher la joue. Mon premier réflexe fut de m'écarter, mais je me forçai à rester tranquille pour éviter de la vexer. À ce moment-là, j'aperçus ses yeux. Ils étaient d'un bleu dont je n'aurais jamais soupçonné l'existence, brillant comme ceux d'un animal à la faveur de la nuit. Il y avait chez elle quelque chose d'étrangement beau, presque de l'ordre de l'irréel. Et à bien y réfléchir, elle l'était, pour moi qui n'avais encore jamais croisé de kanash auparavant. Sa petite bouche se crispa tout à coup en une moue revêche, et je remarquai la larme discrète qui s'était mise à couler le long de sa joue.

— Eden... répéta-t-elle doucement, les sourcils froncés.

Mais avant que je ne puisse réagir, l'horrible cri retentit de nouveau. Il était si distinct ! Tout proche de nous... Les traits de la kanash se durcirent, elle jeta un regard farouche par-dessus son épaule, puis elle me prit la main, la serrant si fort qu'elle faillit me briser les phalanges.

— Selachani shkirit Eden ! Atnavai !

— Selachani shkirit Eden ! Atnavai !

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Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant