26- Dans le sous-bois

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Le professeur Egerman semblait exalté par la perspective de nous faire cours. Était-ce l'effectif réduit qui provoquait cet enthousiasme exacerbé ? L'enseignant continua avec entrain :

— Ce n'est pas complet mais c'est un bon début. Nous étudierons en effet la manière dont les atomes sont reliés entre eux. Et si vous êtes réellement motivés et assidus, nous pourrons peut-être aborder la liaison chimique en fin d'année. Mais seulement pour ceux qui se prédestinent à cette voie d'études, bien entendu.

Comme à sa première approche, personne ne répondit. Excepté...

— La quoi ? demanda aussitôt le garçon à lunettes.
— La liaison chimique, répéta le professeur Egerman avec un plaisir évident. C'est l'interaction attractive qui se produit entre deux atomes mais... dites-moi jeune homme... vous faites partie de ceux qui souhaitent se spécialiser en chimie, n'est-ce pas ? Laissez-moi consulter ma fiche, un petit instant s'il vous plaît....

Il parcourut la liste de noms qu'il avait sous les yeux.

— Josh Benett, si je ne m'abuse ? reprit-il avec enthousiasme.

L'intéressé haussa le sourcil, tout surpris d'être déjà connu. Il se tourna vers ses voisins, le temps de profiter de sa notoriété momentanée, puis confirma à l'aide d'un «oui monsieur» particulièrement mielleux. Son air suffisant se renforça au point où le simple fait de le regarder me donnait des envies de meurtre. Je détournai la tête pour observer l'extérieur : compter les voitures garées sur le parking me paraissait plus excitant que ce cours. Le décompte fut bref, je pouvais en apercevoir sept de là où je me trouvais. Pas plus.

Je passai au sous-bois, dont les arbres commençaient à prendre des allures de voûte protectrice tant je me sentais étrangère dans ce laboratoire. En voyant les branches d'un chêne s'agiter, j'imaginai Kila s'y dissimulant, perchée dans les hauteurs boisées. Je me demandai alors si la kanash vivait vraiment dans le sous-bois... et réalisai dans la foulée que je n'avais aucun moyen de la contacter si tel n'était pas le cas. Tandis que je réfléchissais, le picotement se manifesta de nouveau sur ma nuque. Je portai une main agacée à mon cou, puis reportai mon attention sur le cours. J'avais vraisemblablement raté la partie portant sur la structure de l'atome. Je griffonnai à la hâte les éléments que je parvins à noter alors que le professeur Egerman effaçait la définition écrite au tableau.

— Parfait, continua l'enseignant en frottant ses mains décharnées contre son gilet. Vous suivez bien, je vois que l'on m'a attribué les meilleurs cette année. Enfin...je n'ignore pas que certains parmis vous rencontrent des difficultés...

J'eus l'impression qu'il s'attardait particulièrement sur moi en disant ça, et mon orgueil en eut pour son grade. Je me ratatinai sur ma paillasse, mes épaules s'affaissant au possible. J'espérais que ma volonté manifeste de ne pas créer de vagues suffirait à dissuader tout commentaire inutile de la part de mes camarades ou, pire encore, du professeur Egerman lui-même. Peine perdue.

— Pas vraiment, monsieur Egerman. Parce qu'on fait tous partie du club de science.

Je fustigeai du regard le dénommé Benett qui venait à nouveau de l'ouvrir. Membre du club de science ? Il devait parfaitement savoir que ce n'était pas mon cas puisque je n'y avais jamais mis les pieds. Nous n'allions vraiment pas nous entendre tous les deux. Je lui envoyai un regard noir qui n'atteignit que son dos. Et le fourbe enchaîna :

— Enfin, presque tous. Mais ceux qui n'ont pas le niveau, on fera comme on peut pour les maintenir à flot. Dans la mesure du possible, bien sûr.

Il se retourna spécialement pour me lancer son sourire narquois en pleine face, et j'eus réellement l'envie de le frapper. La température augmenta soudainement dans la salle. D'un bon millier de degrés. La lumière du jour avait subitement disparu, laissant place à une obscurité ambiante qui me permettait de distinguer clairement mon point focal : Benett. J'étais immobile. Tendue à l'extrême comme la corde d'un arc prête à décocher une flèche mortelle. Il suffisait d'un rien, d'un tout petit rien... La voix traînante du professeur Egerman s'était évaporée. Je n'entendais plus rien. Pas même les battements de mon propre cœur. Le temps s'était arrêté. L'air ne circulait plus dans mes poumons. J'étais figée dans l'anticipation du prochain mouvement, prête à bondir sur ma proie. Car je n'attendais que ça. Un signal, un geste de sa part, la provocation de trop et je lui déchiqueterais les...

— Ça va ? glissa doucement Emma.

La tension se désagrégea instantanément. Je clignai rapidement des yeux. La voix du professeur Egerman s'éleva de nouveau depuis le tableau sur lequel il inscrivait des définitions que d'autres étaient déjà en train de recopier. Je m'aperçus que j'avais déchiré sans m'en rendre compte la feuille que je comptais utiliser pour prendre des notes. Confuse, je hochai rapidement de la tête tout en prenant soin d'éviter le regard perplexe de ma voisine. Je n'avais pas de comptes à lui rendre, mais je ne tenais pas à alimenter les futurs ragots qui naîtraient du rapport qu'elle ne manquerait pas de faire à Jenifer Park. Je tournai la page de mon cahier et entamai ma prise de notes.

L'heure suivante se passa dans un calme apparent. Je restais concentrée autant qu'il m'était possible de le faire, noyée dans un déluge d'explications que seuls les membres du club de science pouvaient intégrer, forts d'un enseignement préparatoire dont je n'avais pas bénéficié. Je n'avais pas choisi ce cours, mais je n'en ressentais pas moins le décalage qui me départageait clairement de mes pairs. Je m'accrochai de mon mieux, tâchant de réécrire toutes les bribes d'explications que je percevais. Par deux fois, j'orthographiai de façon incorrecte un principe fondamental. Je quittai la salle la première lorsque l'heure de ma délivrance sonna. Je n'essayai même pas de masquer mon empressement. Je désirais quitter le laboratoire au plus vite, mais je souhaitais surtout rejoindre Liam sur le parking du lycée : je crevais d'envie d'aller chercher Kila.

— Atwood !

De l'autre côté du couloir, j'aperçus le coach Dunham qui me hélait à travers les colonnes d'élèves qui se massaient les uns à la suite des autres. Je me tournai aussitôt. Merde, qu'est-ce qu'il me voulait ? Je me mordis la lèvre. Je n'avais pas le temps de m'en préoccuper pour l'instant, Liam m'attendait. Avec un tel vacarme, je pouvais prétendre ne pas l'avoir entendu. Au deuxième appel, je voûtai les épaules et je pris la direction de la sortie, me fondant telle un caméléon parmi les élèves qui déambulaient dans les couloirs. Je quittai ainsi discrètement le lycée pour retrouver le sous-bois. Sur le parking, je pressai le pas. Plus je m'en rapprochais, et plus celui-ci me paraissait léger.

Je me massai la nuque des mains. Le picotement s'était accentué au fur et à mesure, au point de ne plus pouvoir me permettre de penser à quoi que ce soit d'autre. Mais lorsque j'arrivai au point de rendez-vous, ce ne fut que pour constater l'absence de Liam. Avait-il été retenu après les cours ? Je patientai durant dix bonnes minutes, ignorant autant que je le pouvais le picotement qui s'était peu à peu mué en un tiraillement brûlant : il remontait le long de ma nuque et s'intensifiait à chaque fois que je posais les yeux sur le sous-bois. Au bout d'un moment, celui-ci devint insupportable et n'y tenant plus, je plongeai au cœur des arbres : ils m'appelaient.

 Au bout d'un moment, celui-ci devint insupportable et n'y tenant plus, je plongeai au cœur des arbres : ils m'appelaient

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Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant