38- Le noy'sat

1.4K 191 4
                                    

Plus tard, j'effectuerais plusieurs voyages de ce type entre le monde tel que je le connaissais et celui des kanashs. Mais rien ne remplace le souvenir d'une première fois, et ma traversée du noy'sat avec Kila ce jour-là n'y fit pas exception. Une étrange torpeur m'envahit dès que je pénétrai à l'intérieur du séquoia. Il y faisait si humide, si sombre ! Je voulus me déplacer et constatai que mes pieds semblaient pris dans une mélasse invisible. Puis ce fut le tour de mon corps tout entier, j'avais l'impression d'être recouverte d'une substance lourde et épaisse qui dégoulinait de partout: sur ma tête, mes épaules, mon dos, mes cuisses... J'essuyai ma manche avec ardeur et ne sentis que le tissu de mes vêtements, parfaitement secs, au bout de mes doigts.

— Kila ? appelai-je dans l'obscurité ambiante.

Un écho caverneux me renvoya le nom de la kanash. J'étais seule. Paniquée, je voulus rebrousser chemin, mais mes pieds s'enfonçaient de plus en plus dans la substance invisible : l'arbre était en train de m'absorber. Je me débattis furieusement, il était hors de question que je finisse emprisonnée au sein d'un arbre ! Mais plus je me démenais, et plus je m'enfonçais dans les profondeurs du noy'sat.

— Kila ! criai-je éperdue tandis que je me noyais dans le vide.

Une racine s'enroula telle un serpent autour de ma cheville, puis une deuxième. Une troisième racine se noua autour de mon poignet dans une étreinte qui, je le savais, finirait par m'être fatale si je ne me libérais pas. Mais que pouvais-je y faire ? L'arbre m'aspirait à chaque mouvement brusque que j'effectuais pour lui résister. Les racines m'attiraient : je glissais lentement mais sûrement vers le vide abyssal. Deux mains fermes m'agrippèrent solidement par la taille.

— Reste avec moi, esh-kirith.

Dans mon dos, la voix de la kanash avait résonné étrangement, perdues que nous étions dans ce monde d'obscurité permanente. Kila m'attira lentement contre elle. Je me débattis dans un premier temps ; cette proximité avec la kanash provoquait en moi une multitude d'émotions que je ne parvenais pas à contrôler.

— Ne te débats pas, conseilla Kila. Ce sera pire si tu résistes. Suis le flot, laisse-toi porter par le courant. Laisse-moi te guider.

À contrecœur, je laissai mon corps entrer au contact du sien. Je calmai les battements affolés de mon cœur, oppressée à la fois par la peur que m'instillait le noy'sat et les sentiments intenses que j'éprouvais à l'égard de la kanash. Je m'efforçai de respirer sur un rythme régulier. Je sentis les racines se dénouer progressivement jusqu'à me libérer complètement de leur étreinte. Puis, aussi légères que des plumes, nous remontâmes vers la surface. Kila nous portait sans efforts, et je suivis son conseil jusqu'au bout. Nous étions emportées par un tourbillon incessant qui finit par me donner le vertige. Lorsqu'elle me sentit sur le point de défaillir, Kila me maintint fermement dans ses bras.

— Reste avec moi... chuchota la kanash à mon oreille.

Je fermai les yeux, m'accrochant à sa voix qui agissait comme un calmant sur mon esprit et bientôt, l'obscurité fit place à une lumière blanche qui s'intensifiait au fur et à mesure que le courant invisible nous emportait. Elle devint aveuglante, au point où je ne distinguais plus rien d'autre. Je perdis connaissance avant d'entrevoir quoi que ce fût d'autre.

~✶~

J'ouvris les yeux sur une végétation luxuriante. Je reposais contre le tronc d'un arbre, et m'en éloignai promptement en réalisant qu'il s'agissait du séquoia : je ne voulais plus rien avoir à faire avec cet arbre de malheur ! J'entendis un rire étouffé non loin. C'était Kila.

— N'aie pas peur, dit-elle en déposant plusieurs branches mortes sur le sol. Tout s'est bien passé. C'est plutôt bien pour un début.

Bien passé ? Je lui lançai un regard courroucé.

— Tu appelles ça "bien passé" ? J'ai failli mourir dans ce putain d'arbre ! Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

J'étais furieuse. J'en voulais à la kanash de ne pas m'avoir prévenue au sujet du séquoia. Et je lui en voulais surtout de provoquer ce trouble dévastateur chez moi. Mais Kila ne semblait pas s'en apercevoir. Pire encore, elle riait sans retenue à présent. Je restais là, interdite, les joues rouges de colère et les cheveux entremêlés de feuilles sèches. Le rire de Kila se calma, laissant la place à un sourire moqueur :

— M'aurais-tu suivie si je t'en avais parlé ?

Te suivre dans un monde inconnu ? Pour rester avec toi, oui... pensai-je immédiatement sans pouvoir m'en empêcher. Je me détournai d'un air boudeur, optant pour la version officielle mais factice : risquer ma vie dans un univers dont la logique m'échappait ? Évidemment que je ne serais pas venue !

— C'est pour quoi, tout ce bois ? demandai-je finalement avec humeur.

Kila assemblait les branches de bois mort en un petit tas uniforme qui ressemblait à un bûcher.

— C'est pour toi.
— Comment ça, pour moi ? fis-je, le sourcil arqué.

La kanash ne me répondit pas. Elle se redressa et scruta la cîme des arbres. Je fis de même, et remarquai pour la première fois que l'environnement était différent. Nous étions toujours dans la forêt, mais celle-ci avait un aspect particulier. Les arbres paraissaient plus denses, les feuilles plus touffues, la terre gorgée d'une humidité inhabituelle. Je réalisai alors que le picotement sur ma peau avait repris, et qu'il s'étendait à présent sur tout mon corps.

— Le zhan, expliqua Kila. La forêt en produit beaucoup, tu finiras par t'y habituer.
— C'est quoi, une sorte de magie ? demandai-je en m'époussetant les épaules comme pour m'en débarasser.
— On peut dire ça.

Kila porta les mains en coupe autour de sa bouche. La jeune kanash poussa trois sifflements à l'attention de la forêt, puis se tut. J'attendis que quelque chose se produise, et je ne fus pas déçue. Deux sifflements, plus graves, jaillirent quelques secondes plus tard de la cîme des arbres. Puis j'entendis un bruissement de feuilles qui provenait d'une fougeraie à quelques pas de nous, et dont un étrange individu à la peau pâle émergea.

 Puis j'entendis un bruissement de feuilles qui provenait d'une fougeraie à quelques pas de nous, et dont un étrange individu à la peau pâle émergea

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou télécharger une autre image.
Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant