41- L'eirsha

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Je relevai brusquement la tête. Le feu était éteint. Il faisait nuit noire, comme en attestaient les étoiles qui brillaient haut dans le ciel sombre et le froid qui commençait à se manifester. J'avais dû m'endormir... Dans un coin de mon esprit, un vague souvenir de feuilles vertes et d'oignon flottait. La poudre de kriti... J'en avais inhalé les émanations durant la danse étrange du shadan et celles-ci m'avaient probablement embrumé l'esprit, voilà tout. Je tâchai d'étirer mes membres, les uns après les autres. J'avais l'impression de m'éveiller d'un sommeil vieux de trente ans ! Le craquement qu'émirent mes articulations me fit presque craindre que ce fût le cas. Combien de temps avais-je passé à dormir auprès du feu ? Et plus important encore... Je me levai tout en continuant à étirer mes membres douloureux : où étaient passés Kila et Eo'da Seti ?

Ne restaient plus autour de moi que les arbres qui ressemblaient à des pattes géantes munies de griffes prêtes à me déchiqueter à n'importe quel instant. À quelques pas, je reconnus le séquoia qui m'avait tant traumatisée ; il m'évoquait à présent un tombeau de bois fourchu. Je frissonnai à l'idée qu'il avait bien failli être le mien. Un hululement perçant me fit tourner la tête en direction de la forêt. Ce n'était qu'une chouette, mais un léger malaise s'instilla tout de même en moi. Au loin, des insectes émettaient un désagréable crissement continu qui brisait le silence ambiant de la nuit. J'étais seule.

Je décidai de m'éloigner du séquoia. Je n'allais rien trouver en restant ici à ne rien faire et, de toute évidence, le shadan et Kila avaient quitté les lieux. «Je ne bougerai pas d'ici.» Tu parles ! maugréai-je dans ma tête. En marchant, je butai contre la calebasse vide qui roula sur elle-même. Je pris le petit récipient et l'odeur nauséabonde qu'il dégageait raviva mes souvenirs. L'eirsha ! J'étais en train de passer un test, une épreuve cruciale qui me permettrait d'en savoir plus sur mon svarai ainsi que celui de Meori. Je laissai la calebasse près du feu mort et m'engageai aussitôt dans la forêt. Car l'objectif était désormais clair pour moi : les deux kanashs m'avaient abandonnée dans la forêt pour évaluer ma résilience. Le but du jeu était certainement de tester ma capacité à réagir. Eh bien, j'allais leur montrer de quel bois j'étais faite et je retrouverais mon chemin sans aucune aide !

Je pris le chemin que j'avais suivi lors de ma recherche des pousses de kriti. Il était assez facile de m'orienter dans la mesure où j'avais mémorisé plusieurs repères durant mon premier trajet : à partir de l'arbre pourvu de lianes, tourner sur la gauche puis continuer jusqu'à la prochaine fougeraie, la dépasser, arriver en vue des buissons de baies brunes, tourner encore, marcher un peu jusqu'à l'arbre dont les deux premières branches se rencontraient pour former une croix et enfin, la rangée d'arbustes. Je cheminai ainsi jusqu'aux buissons de baies brunes, tournai comme dans mon souvenir et dépassai l'arbre aux branches croisées. J'aperçus l'orée d'une clairière et débouchai sur le feu mort auprès du séquoia. Interdite, je fis volte-face : la forêt restait la même qu'à mon éveil. Des arbres aux ombres qui s'hérissaient dans la nuit, des crissements d'insectes et des étoiles plein le ciel. Près du feu, la petite calebasse gisait, retournée. Étais-je revenue sur mes pas sans m'en rendre compte ? Inquiète, je rebroussai chemin et retraçai à nouveau le trajet dans ma tête tout en marchant : l'arbre à lianes, la fougeraie, les buissons de baies brunes, l'arbre aux branches croisées...

Je refis ainsi le trajet une bonne dizaine de fois. Sans succès. Je revenais inlassablement au séquoia près du feu mort. Excédée, je tentai même d'effectuer un itinéraire spontané, empruntant des directions au hasard, mais peine perdue : je revenais systématiquement au feu éteint près du séquoia. Au bout du trentième voyage, je finis par jeter un coup de pied rageur dans la calebasse qui s'envola plusieurs mètres plus loin. J'en avais ras le bol. Tout ceci ne servait à rien. Je m'épuisais à force de marcher sans but et m'échiner à parcourir la forêt ne donnait aucun résultat. Je me mis à tourner autour du feu dont les braises étaient mortes depuis bien longtemps. Et je n'avais pour lumière que celle que me fournissait la lune ! Une peur panique monta soudain en moi : et si je restais ici pour toujours ?

Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant