36- À l'orée de la forêt

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Nous étions descendus tous les trois à l'arrêt Mulberry. Le chauffeur du bus nous jeta un regard circonspect, mais redémarra sans demander son reste. Nous prîmes la direction du pont de la rivière. À partir de là, il suffisait simplement de longer les champs de blé du vieux Mc Millan pour y parvenir. Liam et Kila s'étaient déja mis en route, le premier palabrant sur les mystères du peuple kanash et la seconde acquiesçant de manière ponctuelle. Je les suivis sans participer à leur discussion. Je restais en retrait, le nez rivé sur mes baskets, persuadée que mon trouble se verrait au premier coup d'œil si je levais les yeux. Profitant d'un moment opportun toutefois, je risquai un regard vers celle qui s'insinuait dans mes pensées sans le savoir.

Grave et sérieuse, Kila répondait à Liam de temps à autre, mais elle restait concentrée sur le chemin. La seconde fois que je m'autorisai à chercher les yeux de la kanash, un éclair de tristesse s'y logea furtivement avant de disparaître. Pour les avoir longuement observés, je commençais à bien les connaître, ces yeux d'azur. Tu penses encore à elle... aurais-je voulu pouvoir lui dire. Mais le simple fait d'admettre que j'y songeais moi-même et que cela me touchait plus que je n'aurais su le dire constituait déjà un pas énorme pour moi. Jalouse d'une morte ? De mieux en mieux, Eden... m'invectivai-je mentalement tandis que je m'efforçais de les rattraper. Ma réaction immature me dégoûta sans me surprendre : à force, je finissais par connaître les aspects peu reluisants de ma personne.

Que tu crois.

Amusement et dédain. Les émotions me piquèrent de toutes parts et je sursautai autant que si le dard d'une abeille particulièrement vicieuse venait de s'enfoncer sous ma peau. Tendue, j'observai les environs. D'immenses gerbes de blé s'élevaient telles des pailles d'or dans les champs qui bordaient la chaussée abîmée sur laquelle nous marchions. Le temps, pour une fois, était clément. Le soleil se dirigeait lentement vers l'ouest, emmenant avec lui les dernières traces de la journée. Tout était tranquille. Avais-je rêvé ? Ou peut-être que notre proximité avec la forêt accentuait ma sensibilité à celui que je surnommais l'intrus. J'attendis quelques instants, plus anxieuse que je ne voulais le paraître, à l'affût d'une manifestation singulière, qu'elle se situe dans mon esprit ou près de moi.

Mais seul le moteur toussotant d'un tracteur d'un autre âge vint troubler le calme qui planait. Au loin, j'aperçus la silhouette mal découpée de son conducteur. Le vieux Mc Millan était en train d'assembler ses bottes de blé. À le voir ainsi, entouré de dizaines de bottes dorées, il était tentant d'accorder du crédit aux rumeurs qui prétendaient que le vieil homme bénéficiait des retombées d'une magie suspecte : sa terre, limitrophe au territoire kanash, avait toujours été particulièrement fertile. Mais il s'en était toujours défendu. À quelques pas de moi, Kila avait cessé de marcher et me fixait d'un air sombre. Liam n'était plus avec elle. Je verrouillai mes pensées vagabondes et marchai d'un pas résolu vers la kanash. Arrivée à sa hauteur, Kila me répondit avant que je n'ouvre la bouche.

— Il est au téléphone, expliqua-t-elle calmement.

Je le vis en effet quelques mètres plus loin, occupé à gesticuler. Avec un air d'excuse, il s'éloigna davantage tout en nous indiquant de le suivre d'un geste équivoque de la main. Nous reprîmes notre marche. Les mains dans les poches de son blouson, Kila me glissa aussitôt :

— Il ne devrait pas venir avec nous, esh-kirith.

Je restai à prudente distance de la kanash. Mes pensées tout comme les battements de mon cœur semblaient prompts à s'emballer lorsqu'elle se trouvait trop près de moi. Plus loin devant nous, Liam commençait à s'emporter au téléphone. Je supposai que l'interlocuteur était son père ou son frère, il ne réagissait jamais ainsi avec sa mère. Je le vis lever les yeux au ciel. Il semblait prendre sur lui. Puis son expression changea, et je sus que le bobard qu'il leur avait débiné pour justifier son retard avait vraisemblablement fonctionné. La fin de l'après-midi s'annonçait déjà, même si le ciel ne s'était pas encore paré de sa couleur orangée.

Au loin, Liam me fit signe de la main en direction du champ de blé qui longeait la rivière, puis s'y engouffra ; c'était un raccourci qui menait à l'un des rares autres ponts qui liaient Havenly à la vallée. Il n'était pas question d'emprunter celui près duquel Meori avait été assassinée ; c'était une scène de crime désormais, et je n'avais aucune envie de prendre un quelconque risque inutile en y remettant les pieds. Je le suivis donc lorsqu'il coupa à travers champ, Kila sur les talons.

— Je sais que tu ne veux pas qu'il vienne, répondis-je enfin à la kanash qui ne disait plus rien. Mais il est borné.
— J'ai vu ça.
— S'il a décidé de venir, tu ne pourras pas l'en empêcher.
— Je pourrais. Si je le voulais vraiment.

Je fronçai les sourcils à ces mots. Elle ajouta presque aussitôt : «Mais je ne ferai rien.
— Vraiment ? demandai-je avec un regard en coin.
— Je n'en ai pas besoin.», répondit la jeune kanash avec un sourire mystérieux.

Je n'eus pas le temps de l'interroger sur ce qu'elle entendait par là. Nous étions arrivées auprès d'un pont de bois, plus petit et moins entretenu que le premier. De l'autre côté, Liam nous y attendait déjà. Il n'était plus au téléphone et effectuait de grands gestes de la main pour nous presser. Priant pour que tout se passe comme prévu, je traversai le pont en compagnie de Kila. Mais que prévoyais-je, au juste ? Un étrange sentiment m'enveloppa dès que je passai la frontière d'eau qui séparait la ville de la vallée. J'étais à la fois rassurée et inquiète, comme si je revenais pour la première fois dans un endroit familier que j'avais quitté depuis trop longtemps.

— La maison... murmura Kila à côté de moi.

Liam rajusta sa veste sur ses épaules, et je fis de même avec mon sweat-shirt rouge. Il avait subi une lessive intensive la veille, tout comme le jean que je n'oserais pourtant plus jamais remettre. Nous pénétrâmes dans la forêt, et si Liam plaisanta au début sur les divers moyens de se perdre en forêt ou l'absence de signal réseau dans les bois, il cessa bien vite lorsque la végétation se resserra autour de nous. La forêt avait quelque chose d'inquiétant aujourd'hui.

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Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant