46- Fiévreuse

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La journée du samedi s'écoula tristement. Malgré mes efforts, je n'avais rêvé ni de la forêt, ni de Kila. Je n'avais d'ailleurs pas rêvé du tout. J'eus mal à la tête durant presque toute la journée, et les médicaments prescrits par le docteur Claire Atwood n'eurent aucun effet. En apparence du moins car, dans l'après-midi, je pus quitter mon lit pour m'affaler devant la télévision du salon. Je m'endormis deux fois sans réussir à deviner l'identité de l'assassin du thriller policier qu'ils avaient diffusé à la télé. Ma mère avait passé une partie de l'après-midi dans ce qu'elle appelait son bureau, à savoir une toute petite pièce exigue simplement munie d'une table et d'une sacrée pile de dossiers qu'elle ramenait parfois du commissariat. La présence d'un ordinateur portable était récente, et uniquement due à mon insistance forte sur le besoin pour elle de se moderniser. De temps à autre, elle s'était extirpée de son antre pour venir me questionner — et me réveiller accessoirement — sur mon état. Est-ce que j'avais toujours mal à la tête ? Avais-je suffisamment de couvertures ? Pouvais-je baisser le son ? Est-ce que j'avais faim ?

Et toutes les fois où je n'avais pas répondu — au prétexte de la fatigue — elle s'était attardée sans raison devant l'écran pour commenter le manque précision ou de cohésion du film : les policiers ne raisonnaient pas comme ça pour appréhender un suspect, un criminel n'aurait jamais commis une erreur aussi grossière, quant à l'équipement, il n'était pas du tout réaliste et la procédure ne se déroulait absolument pas de cette façon-là dans la vraie vie. Si je n'avais pas eu la migraine, je lui aurais répondu qu'il fallait juste se rappeler qu'il s'agissait d'une fiction faite pour divertir, et non d'un documentaire scientifique sur les moyens d'action de la police de Havenly. Mais cette fois-ci, j'avais simplement attendu que la page de publicité habituelle vienne couper son procès-verbal. Au lieu de la pause publicitaire, un flash spécial portant sur l'inefficacité de la police concernant l'affaire de la rivière avait suivi. Tendue, j'avais glissé un regard discret à ma mère.

Celle-ci avait consciencieusement écouté le compte-rendu d'une Felicia Mc Alistair plus mordante que jamais. La journaliste avait parlé «d'obscure manipulation, de communication brouillonne, de dissimulation honteuse» et d'autres qualificatifs que je n'avais pas retenu. Fatiguée d'entendre la voix suave de Felicia Mc Alistair émaner du poste de télévision, je m'étais emparée de la télécommande afin de changer de chaîne, mais ma mère m'avait arrêtée d'un simple geste de la main, les yeux rivés sur l'écran.

— Mais je veux regarder un film ? avais-je protesté en espérant gagner la partie.

Ma mère n'avait pas répondu. Pire, elle avait augmenté le son de la télévision ! Mal à l'aise et contrainte, j'avais donc enduré l'intégralité du flash télévisé. J'avais vu la journaliste s'agiter avec son micro, postée tel un vigile devant le commissariat central. Toujours aussi bien maquillée, vêtue d'un tailleur brun cette fois, l'air aussi sûr d'elle qu'à l'accoutumée. Un véritable professionnel en exercice devant la caméra. Derrière elle, plusieurs agents de police aux visages fermés. Sa présence n'était toujours pas souhaitée. J'avais remarqué d'autres journalistes qui, micros en main, tentaient eux aussi de passer la mince barrière formée par quatre policiers en uniforme. Puis le flot de journalistes s'était soudainement déplacé d'un seul bloc, comme un serpent de chair humaine attiré par une proie. À grands renforts de flashs photo, la caméra de Haven News avait dérivé vers la porte d'entrée du commissariat lorsqu'un homme en costume gris clair en avait émergé.

Âgé d'une soixantaine d'années tout au plus, il avait l'air furieux et composé à la fois. Le visage rouge, les sourcils broussailleux et froncés, la moustache grisonnante ébouriffée, il s'était avancé à pas décidé vers Felicia Mc Alistair et lui avait pris son micro des mains sans lui laisser la possibilité de formuler la moindre objection. Je n'avais dans un premier temps pas reconnu l'homme qui s'était emparé de l'arme personnelle de la journaliste. Il avait fallu que ma mère acquiesce à plusieurs de ses déclarations pour que je confirme son identité : Clayton Barnes, homme de loi en charge du commissariat central. Son intervention n'avait pas duré bien longtemps. Il s'était contenté d'expliquer qu'il était trop tôt pour parler de «retours», et qu'il était «imprudent de divulguer des éléments probants sous peine d'entraver l'enquête en cours». Felicia Mc Alistair avait bien essayé de poursuivre son interrogatoire, mais le commissaire l'avait écartée comme un insecte nuisible avant de disparaître derrière les lourdes portes du commissariat malgré les interpellations en règle des journalistes. Après ça, la page de publicité s'était de nouveau lancée, mais ma mère avait éteint la télé d'un geste sec, oubliant sans doute que j'étais en train de la regarder à l'origine. Elle s'était éloignée vers son bureau en marmonnant à propos des «saletés de journaleux qui empêchaient les flics de bosser». Moi, j'étais restée sur le canapé toute seule avec ma migraine et l'écran noir de la télé.

Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant