45- Le jardin d'Eden

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Je m'étais éveillée à l'aube. Dans ma chambre, à l'abri de tout regard indiscret, avec pour seule compagne la douleur qui martelait sans cesse mes tempes. La fièvre... J'avais très vite renoncé à me lever, mes piètres tentatives s'étant réduites à de ridicules chutes au pied de mon lit. Allongée dans le noir, j'avais eu tout le loisir de repenser à ce qui m'était arrivé la veille. J'avais d'abord été rassurée par un rapide coup d'œil à mon portable sur le temps que j'avais pu passer dans la forêt : nous étions bien samedi, je n'avais pas de cours aujourd'hui, et j'avais donc le week-end entier pour me remettre de mes émotions. Car j'en avais eu. Encore quelques minutes à peine auparavant...

Je posai une main fébrile sur mon front tiède, les yeux rivés vers le plafond de ma chambre. Mes pensées vagabondes s'égarèrent naturellement vers le rêve qui m'avait empêchée de retrouver le sommeil une fois éveillée. Un rêve qui m'avait plongée dans un espace-temps qui semblait sans limite. Et je le ressentais encore, au point de ne plus savoir si je m'y trouvais encore ou si tout était terminé. J'en ressentais chaque instant avec une précision redoutable... Du vent sur ma peau, aux branches sur lesquelles je courais...  Impatiente de vivre. Je m'étais vue, féline. Sans aucune entrave, aucun lien me rattachant au monde des hommes hormis celui qui, profond, me liait à la nature même qui m'accueillait sans partage. Et puis elle était venue. Comme la première fois, Kila m'était apparue, sauvage et libre, le pelage aussi pâle que le mien sous la lueur de la lune qui nous éclairait. Elle avait joué d'abord, feignant de me mordre. Et j'avais répliqué car, si elle était munie de crocs, je n'étais pas dépourvue de griffes. Nous avons joué ainsi longtemps, dans l'herbe fraîche de la nuit, près des buissons d'automne, pour finir dans l'un des ruisseaux qui s'écoulaient dans la vallée. Nous nous sommes ébrouées, la fourrure alourdie par l'eau dans laquelle nous nous étions plongées. Puis nous avons couru jusqu'à n'en plus pouvoir.

Après avoir dévalé la pente du ravin, j'avais finalement dû admettre ma défaite : Kila était bien plus rapide que moi. Encore humide, j'avais feulé lorsque ses pattes s'étaient abattues sur moi. Sur le ventre, je m'étais défendue car je n'aimais pas perdre. D'un coup de patte sur le museau, je le lui avais bien fait comprendre. Je n'avais pas pu m'en empêcher. Tout comme je n'avais pas su résister à la pulsion qui avait instinctivement poussé mon corps à s'hérisser. Je désirais tant paraître plus grande que je ne l'étais... Et elle, elle avait juste fait semblant de me mordre la queue. J'adorais notre façon de jouer. Alors, d'un simple coup de tête contre sa nuque, je lui avais signifié mon assentiment. Et nous nous sommes envolées.

Nous nous sommes élevées parmi les arbres, cherchant toujours le sommet le plus haut à atteindre. Et à ce jeu-là, j'étais bien plus agile qu'elle. Mais, à mesure que nous avions approché des cieux, Kila s'était progressivement faite plus femme. Durant notre ascension vers les étoiles, j'avais vu ses reins se courber, son dos se tendre et sa kahr se déployer sur sa peau pâle. Et puis elle m'avait tendue la main. Chaude. Comme la première fois. J'avais serré ces doigts qui se liaient aux miens, et puis je l'avais attirée contre moi. Je n'avais jamais su alors à quel point deux êtres pouvaient se comprendre. Le flot avait tourbillonné de plus en plus au fond de moi. Et au fond d'elle aussi, je le savais bien. Je l'avais senti à chaque vague qui s'était écrasée contre ma peau devenue salée. Et Kila s'était dressée, solide, sa féminité gonflée comme une fierté sauvage à quelques centimètres de moi.

J'avais humé l'air, chargé de son effluve à elle. Animale. Et j'avais suivi sa trace, guidée par mes sensations et par sa main glissée dans mes cheveux. Je m'étais emparée de ce fruit que j'avais tant désiré et dont la saveur n'était en rien comparable à tout ce que mon esprit enivré avait bien pu imaginer. Kila avait fermé les yeux, le visage tourné vers les étoiles qui brillaient au-dessus de nous. Mais j'avais tout vu. Incapable de parler, la bouche emplie de sa féminité qui ne cessait d'aller et venir, doucement d'abord, avec hésitation, envie et impatience. Plus fort ensuite, quand l'entrain n'avait pas pu être contenu davantage. J'avais tout vu.

Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant