32- Piégée

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Kila m'avait raccompagnée le long du parking. Je lui avais bien dit que c'était inutile, mais elle y avait tenu. Et nous avions attendu. Silencieuses sous l'abribus. Perdue pour ma part. Désorientée et fatiguée. Pour Kila... Je l'avais observée du coin de l'œil, comme à mon habitude, mais je n'avais rien décelé d'autre qu'une indicible anxiété. Lorsque le bus était enfin arrivé, Kila s'était levée la première. Le regard fuyant, elle m'avait instamment priée de rentrer chez moi sans détours. À voix basse, elle m'avait ensuite demandé de revenir le lendemain. Seule. Nous nous étions quittées sans un mot de plus.

Le bus passa près du centre commercial Melton Center, puis s'engagea sur Pritchard Avenue. Il avait effectué un large détour à cause des travaux en cours sur la chaussée de Fulton Street. Le bruyant véhicule jaune ralentit progressivement, provoquant une torpeur qui n'était en rien comparable à celle qui m'avait envahie au sortir du sous-bois. Kila et Meori... pensai-je tandis que le bus était désormais à l'arrêt. La poitrine comprimée, je levai les yeux vers la file de voitures qui stationnaient devant le bus. Un bel embouteillage s'annonçait, et je songeai à ma mère qui devait probablement s'impatienter de mon retard. Je pris mon téléphone afin de la prévenir et surtout me prémunir d'une belle engueulade. Cinq messages non lus... Inquiète, je fis défiler les nombreux messages que Liam m'avait laissé :

[Je passe au local, je te rejoins sur le parking juste après]
[gros pb, t'explique + tard!]
[la police m'a emmené je]
[la police m'a emmené je peux pas écrire]
[on est ds la merde]

Les petits caractères s'imprimèrent un à un dans ma rétine. Ils avaient été envoyés dans l'après-midi ; en vérifiant l'horodotage, je remarquai que le dernier avait été envoyé deux heures après la fin des cours de Liam. Le bruit du moteur, la mélodie discordante qui s'échappait des écouteurs que portait un élève assis trois rangées plus loin, la conversation animée de deux filles au sujet d'un exercice visiblement trop complexe... Tout s'évanouit au profit des messages que je venais de lire, laissant à la place un vide abyssal qui m'engloutissait lentement mais sûrement. La police ? Je me cachai par réflexe derrière le dossier des sièges vides qui me précédaient. Comme si cela pouvait changer quelque chose ! La police. Avaient-ils confisqué le téléphone portable de Liam ? Dans ce cas, ils devaient savoir à qui ces messages étaient adressés. Ils remonteraient jusqu'à moi, ce n'était qu'une question de temps.

Je me demandai avec appréhension si ma mère le savait déjà. Un rapide coup d'œil à mon portable me rassura : si Claire Atwood avait eu vent de cette histoire, j'en aurais été la première avertie et de façon très significative. Mais qu'en était-il de Liam ? Était-il toujours au poste ? Ses parents avaient dû l'y rejoindre depuis le temps... Par prudence, je tapai un message à l'attention de ma mère, insistant bien sur les bouchons dans lesquels nous n'étions déjà plus. Téléphone en main, je suivis la courbe du virage qu'effectua le bus lorsqu'il s'engagea sur Hoper Avenue. Je me rongeai nerveusement les ongles, fâcheuse habitude prise dès l'enfance et que ma mère n'avait jamais su éradiquer. Que savaient-ils précisément ? Est-ce que Liam leur avait parlé de Meori ? Leur avait-il parlé de moi ? Avait-il au moins eu la présence d'esprit de ne pas révéler l'existence de l'amulette ?

L'objet me parut soudainement peser plus lourd que le bus dans lequel je roulais et qui descendait tranquillement Kepling Street. Alors que l'arrêt était en vue, mon téléphone vibra. Je maudis l'appareil lorsque l'aperçu de mes mails me révéla une publicité pour un jeu de tir à la mode. Notifications à la con ! Je m'emparai de mon sac et me précipitai vers la sortie. Absorbée par mes pensées, je descendis le long de la rue qui devait me ramener chez moi. Plus je me rapprochais de la maison au toit bleu, plus je ralentissais l'allure. Qu'allais-je dire à ma mère ? Quel prétexte pouvais-je bien trouver pour justifier mon silence ? Trois jours avaient passé depuis ma rencontre avec Meori, et c'était ses collègues eux-mêmes qui l'en informaient plutôt que de l'apprendre de ma bouche ? Je songeai nerveusement que ma mère attendait peut-être mon retour pour mieux m'appréhender. Je connaissais la danse par cœur.

Elle me questionnerait tout d'abord sur des banalités de type «Comment se passent tes cours, Eden ?». Et je lui dirais que tout va bien mais, pour lui donner un os à ronger, je lui confierais que l'un des professeurs m'avait prise en grippe. Ensuite, elle glisserait vers du «C'est fou comme les enseignants peuvent manquer de tact parfois.» pour me mettre en confiance. Là, elle continuerait avec des questions pratiques, comme l'heure à laquelle commençait mon cours d'histoire, son contenu, les devoirs éventuels et ce sur quoi ils portaient... Juste pour vérifier mes dires, que je fasse enfin ma première boulette et que je confirme sans m'en rendre compte que je lui mentais bien depuis le début. Lentement, elle dériverait sur la fameuse nuit qui avait tout déclenché. Et puis elle enchaînerait les insinuations jusqu'à ce que je finisse par comprendre qu'elle savait.

Je m'arrêtai devant le portail en fer noir du 16, Kepling Street. La Ford Mondeo gris métallisé était garée dans l'allée, feux éteints. Juste à côté, il y avait une Range Rover noire que je ne connaissais pas. Je serrai la sangle de mon sac à dos. À qui appartenait cette voiture ? Je passai prudemment la tête par-dessus la haie ; il y avait de la lumière à la fenêtre du salon. J'inspirai longuement. Plus je m'attardais dans l'allée, et plus mon retard s'accentuait. Je n'avais de toute façon pas le choix : soit je prenais mon courage à deux mains pour rentrer chez moi, soit je repartais par le premier bus venu en direction de nulle part. Je poussai lentement la porte de notre maison...

 Je poussai lentement la porte de notre maison

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Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant