«Meori ?»

J'eus d'abord l'impression d'être aspirée toute entière tandis que je m'élevais avec elle vers des cieux inconnus. Une chaleur douce et fiévreuse en émanait ; elle se répandait comme un liquide vital dans mon être, vibrant par vagues successives dans toutes les particules qui me constituaient. Puis je cessai de flotter. J'étais solidement rattachée à la terre sous mes pieds, comme si toutes les racines qui m'entouraient faisaient dorénavant partie intégrante de mon corps. Je pensais entendre le flot de vie qui s'écoulait partout autour de moi, à travers l'écorce des arbres, le long du ravin, sous les pierres et les amas de mousse, entre les feuilles qui bruissaient... Et la chaleur laissa subitement la place au froid automnal de la forêt dont les contours s'étaient nettement redessinés. Meori était là, juste devant moi. J'avais conscience de tout, milles questions se disputaient sur ma langue.

Haletante, je voulus les formuler toutes à la fois, mais Meori posa un index indiscutable sur ma bouche. Elle s'approcha, légère sur ses pieds nus qui semblaient flotter sur l'herbe fraîche, puis murmura quelque chose que je n'entendis pas. La jeune kanash me sourit tristement, puis sa main quitta mon front. Le déchirement qui suivit m'arracha un cri silencieux que je ne pus retenir. Écartelée. Incapable de respirer. Vide. Je m'écroulai sous le choc de la douleur. J'aperçus la kanash qui s'élançait dans les buissons. Je voulus courir à sa suite, mais je n'en avais pas la force, pliée en deux sur le sol humide. Avait-il plu durant ma phase d'absence ?

Le craquement s'éleva de nouveau. Il provenait de l'endroit précis vers lequel Meori s'était échappée. Je maudis le sentiment trop familier qui m'empêcha d'y aller et que mon esprit refusa de formuler proprement. Je demeurai à ma place, incapable de dépasser la peur qui me taraudait. Il me fallut plusieurs secondes avant de réaliser que Meori m'avait laissé quelque chose. J'ouvris mes doigts endoloris par son étreinte et découvris un petit objet en bois au creux de ma main. Une amulette... Mais je n'eus pas le temps d'y réfléchir.

Va-t'en.

La voix étrange avait vibré comme un roulement de tonnerre à l'intérieur de moi, me divisant encore plus. Et tout à coup, la sensation aigue d'un danger extrême me déchira de l'intérieur, tel un pic se dressant des fondations mêmes de mon être : jétais en danger de mort. Sans réfléchir, je m'élançai dans les bois malgré la peur qui me tordait l'estomac. J'avais pris la direction opposée à celle de Meori. Pour aller où ? Je l'ignorais, je m'en remettais simplement à l'instinct primaire qui m'enjoignait à courir pour ma vie. Je la sentais, tout près de moi, juste dans mon dos. La chose qui me pourchassait. Je grimpai maladroitement le long de la pente, glissant à trois reprises sur la terre humide, puis empruntai un sentier au hasard lorsque je parvins enfin à quitter le ravin. Tout ce qui m'importait était de quitter cette foutue forêt au plus vite. Je courais dans les bois sans aucun égard pour les égratignures et les écorchures causées par les branches que je n'évitais même plus. Un autre cri, plus déchirant que tous les autres, creva soudainement le silence de la nuit. Celui d'une créature inhumaine aux abois.

— Meori ? bredouillai-je en me retournant d'un trait, trébuchant presque sur la mousse.

J'attendis quelques instants, profitant de cette pause involontaire pour reprendre mon souffle. Je serrais si fort l'amulette que mes doigts étaient devenus douloureux. Le souffle court, je scrutais l'obscurité qui s'étalait devant moi. La forêt ne m'avait jamais parue si menaçante qu'à cet instant : une brume épaisse s'échappait lentement du tréfonds des bois. Comme une couverture opaque, elle recouvrait tout sur son passage. En dehors de sa texture étrange, la vitesse à laquelle elle se propageait était alarmante. La nature même de la brume semblait anormale : elle colportait un sentiment d'angoisse que je n'avais jamais ressenti de toute ma vie. Un sentiment de peur viscérale issu de temps reculés.

Va-t'en !

Je m'arrachai à la vision spectrale de la brume nocturne et détalai comme un lapin pris en chasse. Je la sentais plus que jamais désormais, tout comme le froid mortel qui s'insinuait partout en moi: la présence d'un prédateur nocturne assoiffé de sang qui n'aurait de cesse de chasser tant qu'il n'aurait pas obtenu ce qu'il voulait. Et ce qu'il voulait ce soir, c'était moi. Je courais à en perdre haleine, m'accrochant au souvenir de Liam et à la vision du pont de la rivière. Tu vas y arriver, tu vas y arriver... me répétai-je intérieurement, telle une prière silencieuse. Le paysage n'était plus qu'un amas de formes floues indistinctes : je ne voyais plus rien d'autre que ces deux points fixés dans mon esprit, ils constituaient la clé de ma survie.

Soudain, une force monumentale me heurta le dos pour me projeter vers l'avant. Je me cognai violemment la tête contre le premier arbre qui me reçut et le choc m'étourdit. Je glissai le long du tronc d'arbre, à moitié sonnée. Je portai une main à mon front ; hormis la présence d'une belle bosse, je n'avais rien de cassé, mais je m'étais tout de même salement amochée : du sang chaud et poisseux coulait entre mes doigts. Derrière moi, la brume mystérieuse progressait toujours. Elle m'atteindrait bientôt. Une angoisse paralysante s'éleva de la brume pour m'exploser au visage, tel un relent de peur nauséabonde. Je n'allais pas m'en sortir... Je n'étais qu'un être faible existant misérablement parmi tant d'autres et ce soir, cette existence ridicule s'achèverait car tel était le cycle originel de la nature : j'allais mourir au profit d'un être plus puissant que moi. C'était l'ordre immuable du monde, et il n'y avait rien à faire.

VA-T'EN !

La voix avait éclaté furieusement en moi, j'eus l'impression d'être sauvagement arrachée des griffes de nulle part et d'atterrir brutalement sur le sol que je n'avais jamais quitté. Comme au sortir d'un cauchemar trop tangible, je m'éveillai à moi-même et serrai l'herbe fraîche sous mes doigts. Leur fraîcheur ainsi qu'une pierre anguleuse me griffèrent la peau, raffermissant ma prise de conscience sur le réel. Je n'allais pas mourir. Je ne voulais pas mourir. Je ne mourrais pas ce soir ! Je tendis la main vers l'amulette en bois qui gisait au pied de l'arbre et la ramassai rapidement. Je me levai en titubant, encore assommée par le choc, puis m'échappai tant bien que mal, haletant de plus en plus. Je clopinai ainsi jusqu'à l'orée de la forêt, sans me retourner. Lorsque j'aperçus le pont de la rivière, l'espoir se répandit partout en moi et je m'autorisai enfin à respirer normalement. Sur la berge, Liam tournait comme un lion en cage de l'autre côté du pont. Il s'élança vers moi lorsqu'il me vit approcher, s'arrêtant toutefois à la limite du pont :

— Eden ! Putain, tu m'as foutu une de ces frousses ! Tu répondais même pas quand je t'appelais, qu'est-ce que tu...

Il ne termina pas sa phrase. Je m'effrondrai sur lui, mes jambes tremblant comme jamais, incapable de soutenir plus longtemps mon propre poids.

— Qu'est-ce qui s'est passé, ça va ? demanda-t-il d'une voix inquiète tandis que je respirais de plus en plus lourdement.

L'air s'épaississait autour de moi. Tout devenait flou, sourd, distant, presque imperceptible. Les étoiles, la terre, le chant de l'eau, et même la veste en jean sur laquelle ma tête reposait. Je n'avais plus conscience de rien, hormis l'amulette que je serrais fort contre moi : sa chaleur, aussi anormale que le froid mortel qui m'avait envahie un peu plus tôt, me réchauffait plus que n'importe quelle autre à cet instant : j'avais survécu au monstre de la forêt.

 Je n'avais plus conscience de rien, hormis l'amulette que je serrais fort contre moi : sa chaleur, aussi anormale que le froid mortel qui m'avait envahie un peu plus tôt, me réchauffait plus que n'importe quelle autre à cet instant : j'avais surv...

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