30- Sous l'écorce

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Le flux explosa soudainement.

Je restai pantelante, soutenant mon propre poids avec difficulté. Un millier d'étoiles plus aveuglantes les unes que les autres tournoyaient dans ma tête. De l'autre côté de l'arbre, Kila respirait rapidement. C'était elle qui avait rompu le contact et, avec lui, l'osmose qui nous liait. Je finis par chanceler en arrière, haletant pour reprendre mes esprits. Je levai un œil perplexe vers Kila ; je m'étais attendue à ce qu'elle me parle de ce qui venait de se produire, mais elle n'en fit rien. La jeune kanash cligna rapidement des yeux, puis murmura entre deux respirations intenses :

— Tu comprends, maintenant. Il faut apprendre à contrôler le zhan. Et pour ça, tu dois d'abord appréhender ton svarai. Tu dois venir avec moi...
— Le zhan ? répétai-je haletante, encore enivrée par les sensations nouvelles qui s'attardaient en moi.

À regret, je quittai l'arbre et son écorce protectrice pour suivre Kila qui s'éloignait déjà. Elle le vivait mieux que moi, a priori. Encore tremblante, j'avais du mal à marcher droit. Je m'y efforçai pourtant, me concentrant sur les deux baskets en toile au bout de mes pieds qui se suivaient machinalement sur le sentier. Mais je ne parvenais pas à passer à autre chose. Que venait-il de se passer ? Je refoulai la chaleur qui s'apprêtait déjà à renaître tandis que je me remémorais la sensation de symbiose parfaite que j'avais ressentie auprès de l'arbre. Était-ce bien l'écorce ou s'agissait-il d'autre chose ? Je levai les yeux vers la jeune kanash. Devant moi, Kila marchait d'un pas vif et assuré. Avait-elle l'habitude de ce genre d'expérience ? Probablement, car elle était kanash, mais pour moi... c'était la première fois. J'ignorai la petite pensée suppliante qui se forma en moi pour espérer que ce ne soit pas la dernière. Au loin, j'aperçus l'orée du sous-bois puis le parking. Je reconnus quelques voitures parmi celles qui étaient garées à leurs places respectives. N'avait-elle pas mentionné la forêt plus tôt ? Pourquoi nous ramenait-elle vers le lycée ? Je baissai la tête pour éviter le feuillage fourni d'une branche qui gênait le passage. Le parking était pratiquement désert, seuls quelques retardataires attendaient encore le bus. Combien de temps avais-je passé dans le sous-bois ?

— Rentre chez toi, déclara brutalement Kila sans se retourner.
— Mais tu ne voulais pas qu'on aille dans la forêt ? demandai-je d'une voix mal assurée.
— Tu ne veux pas venir. Je l'ai compris tout à l'heure, quand nous avons...

Kila se tut. Je crus déceler une teinte de rouge sur ses traits pâles, mais si ce fut le cas, elle disparut promptement. Pour ma part, je n'osais pas la questionner sur l'étrange sensation que j'avais éprouvé près de l'arbre. J'en mourrais d'envie, mais je n'étais même pas certaine de savoir comment la verbaliser.

— Tu as peur, reprit-elle. Je l'ai vraiment ressenti cette fois. Alors je ne te forcerai plus.

De nouveau, mon manque de courage. Je voulus formuler quelque chose, n'importe quel mot qui pouvait me permettre de ne pas rester passive, mais je n'en trouvai aucun. Je me contentai du silence assourdissant de mon cœur qui s'était mis à battre tel un tambour de guerre. Pourquoi s'emballait-il à ce point ? Je respirai longuement pour le temporiser, j'avais éprouvé beaucoup trop d'émotions en l'espace de deux jours, voilà tout. Il fallait juste que je me calme, que je respire. Mais Kila fut plus rapide que moi.

— Je sais que tu n'es pas obligée de me répondre positivement, mais... glissa-t-elle à voix basse.

Elle s'interrompit une nouvelle fois. Je vis la jeune kanash baisser la tête. D'habitude si solide, Kila me semblait à présent fragilisée par quelque chose que je n'identifiais pas. Qu'avait-elle de si important à me dire ? Elle resta silencieuse durant les secondes qui suivirent, puis releva lentement la tête. Ses joues étaient rosies par le froid. J'avalai ma salive. Que lui arrivait-il ? Était-ce à cause de l'écorce ? Je restais moi aussi bouleversée par le phénomène qui nous avait liées un peu plus tôt, et je n'avais...

— Est-ce que tu vas revenir ? finit-elle par demander d'une toute petite voix qui me désarma complètement.

Mon cœur se mit à cogner fortement contre ma poitrine. Pourquoi était-ce aussi important pour elle que je revienne ? Et comment pouvait-elle en douter, elle devait pourtant bien le savoir ? Je ne savais rien de la culture kanash, elle constituait donc mon unique lien, l'unique moyen pour moi de parvenir à la vérité. Sans elle, je ne pouvais y arriver. J'ouvris la bouche, mais ne parvins pas à formuler clairement ce que je ressentais.

— J'attendrai que tu sois prête... et si... reprit Kila dans un murmure qui se voulait de plus en plus inaudible.

Mon esprit s'emballa aussitôt, comme pour se mettre au diapason avec le tambour qui frappait comme un sourd dans ma poitrine. Paralysée par la peur de mal comprendre, je choisis sciemment la lâcheté et optai pour un silence aussi sécurisant qu'insupportable. Kila s'approcha soudainement, puis s'empara de ma main. La chaleur qui se dégageait de la sienne me brûla comme un soleil en fusion. L'incendie dans lequel je brûlais vive m'empêchait de réagir. Kila planta son regard bleu d'acier dans le mien.

— Si tu viens avec moi, je te promets de t'aider à mieux comprendre ton svarai. Je t'apprendrai à t'harmoniser avec lui. Ce que tu ignores de notre culture, je te l'expliquerai. De ce qui t'effraies dans la forêt, je te protègerai. Je t'aiderai pour tout ce que tu auras besoin de faire. Je t'en fais le serment de par le loup qui est le mien.

Et je perdis pied. Les yeux d'azur de la kanash m'imploraient avec une intensité que je ne lui avais encore jamais vue. Ce n'était plus des battements mais des coups de butoir qui martelaient ma poitrine. L'espace d'un instant, j'eus l'impression que le flux d'énergie sourdait encore tout au fond de moi, prêt à jaillir à n'importe quel moment. Je voulus prononcer quelque chose, mais un nœud de peur s'était formé à l'intérieur de moi : et si je me trompais ?

— Je ne te demande qu'une seule chose en échange...

La voix grave de Kila me désarçonna un peu plus. Dans ma gorge, le nœud s'était serré au point de me couper toute possibilité de parole.

— Je t'en prie, Eden... parle-moi de Meori. T'a-t-elle transmis un message ? A-t-elle parlé de moi ? Dis-le moi, s'il te plaît...

La terre était dure et ferme sous mes pieds. Le poing serré contre mon flanc, je regardais sans les voir les lèvres rosées qui, entrouvertes, remuaient toujours devant moi. Mais je ne les entendais plus. Le froid mordant qui venait de s'insinuer en moi ne devait plus rien à l'automne. La main de Kila, si chaude quelques secondes à peine auparavant, me transperçait désormais comme un pic de glace. Je repris peu à peu conscience des yeux d'azur qui m'imploraient toujours. L'expression suppliante de son visage était presque aussi insupportable que la sensation de souillure qui me collait à la peau. Incapable de répondre, je baissai la tête à mon tour. Ce fut à cet instant seulement que je remarquai le petit bracelet de cuir tressé que Kila portait à la cheville gauche. Je déglutis en silence, frappée par la seule réalité possible de sa proposition. Car j'avais maintenant ma réponse. Il n'y en avait qu'une. Il n'y en avait jamais eu qu'une et il n'en existerait jamais aucune autre : Meori.

 Il n'y en avait jamais eu qu'une et il n'en existerait jamais aucune autre : Meori

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Kivari #1Where stories live. Discover now