— Tu as réussi, approuva Kila tandis que je m'asseyais à côté d'elle.
— Tu m'as dit qu'il voulait du bois. Pourquoi tu m'as menti ? répliquai-je d'un ton accusateur.
— Je ne t'ai pas menti. C'est ce qu'il t'avait demandé.
— Mais...
— C'est toi qui a choisi de prendre autre chose. Donne-lui le kriti.

Kila me désigna d'un mouvement de tête les plantes-oignons posées près du feu. J'obéis, ajoutant par la même occasion un nouveau mot à mon pauvre vocabulaire kanash. Eo'da Seti s'empara des pousses de kriti avec avidité. Le shadan décrocha de sa ceinture une petite gourde ainsi qu'une calebasse dans laquelle il déversa une mixture brune et épaisse. Avec patience, il prit la calebasse dans ses mains et se mit à la remuer tout doucement, comme si son contenu était extrêmement fragile.

— Et maintenant ? demandai-je à Kila sans pouvoir me départir du mouvement hypnotique qu'effectuaient les mains du shadan.
— Maintenant, tu vas passer l'épreuve.

Encore un test ?

— Je ne viens pas déjà de le faire ? protestai-je.

Kila émit un petit rire qui me vexa à moitié.

— Le kriti ? Non, ça c'est un préliminaire. À présent, tu vas passer l'eirsha.

Le feu crépita soudain. Le shadan était en train d'y jeter la poudre verte qu'il avait obtenue en écrasant les pousses de kriti. Je me tus, absorbée dans ma contemplation des flammes qui dansaient comme des langues embrasées devant mes yeux. Je constatai également que la nuit était tombée. Je m'inquiétai aussitôt de ma mère, mais Kila me rassura comme si elle avait lu dans mes pensées :

— Ne t'inquiète pas, esh-kirith. Ici, le temps ne s'écoule pas de la même manière. Personne ne se rendra compte de ton absence, peu importe le temps que tu prendras.

Vraiment ? Était-ce aussi simple que ça ? Je m'en remis de nouveau à Kila et à ses affirmations. Que pouvais-je faire d'autre, après tout ? Je ramenai mes mains contre moi et posai ma tête sur mes genoux.

— Parle-moi de l'eirsha... murmurai-je, le regard perdu dans les flammes qui s'élevaient de plus en plus haut.

De l'autre côté du feu, le shadan s'était mis à psalmodier. Il énumérait des salves de mots kanashs qui ne signifiaient rien pour moi. Kila s'éclaircit la gorge, puis répondit :

— Tu ne peux pas courir sans savoir marcher, n'est-ce pas ? C'est pareil pour le kivari. Quand un svarai choisit un kanash, il doit s'harmoniser avec lui. Pour ça, le kanash doit s'éveiller à lui. C'est à ça que sert l'eirsha.
— C'est un rituel ?

Kila hocha de la tête. Son bâton pointé vers le ciel, Eo'da Seti continuait sa litanie. Les yeux mi-clos, il semblait entrer en communication avec un monde dont j'ignorais tout. Une partie de moi se demanda si j'étais bien à ma place ici.

— Mais je ne suis pas kanash, Kila. Alors pourquoi moi ?

Mal à l'aise, Kila fronça les sourcils. Elle désigna le shadan désormais en pleine transe d'un mouvement de la tête.

— Je ne sais pas, esh-kirith. Mais lui te le dira, si tu passes l'eirsha.
— Et qu'est-ce que je vais devoir faire ? repris-je avec appréhension.

La jeune kanash eut un geste vague de la main.

— L'eirsha est différente pour chacun, expliqua-t-elle. C'est une expérience personnelle. Je pourrais te raconter la mienne, mais elle n'aura peut-être aucun rapport avec celle que tu vas vivre. J'en suis même certaine... ajouta-t-elle après un court silence.
— Alors tu l'as fait ? demandai-je d'une toute petite voix.
— Oui. Tous les kivaris ont dû passer l'eirsha à un moment ou à un autre. Sauf toi.

Le shadan cessa soudain de psalmodier. La tête renversée, les mains tendues vers le ciel, il remuait du bassin, presque comme bercé par un courant invisible : il avait l'air d'un dément en proie à une crise de folie. Puis il s'arrêta brutalement. Le shadan s'approcha de moi, détacha la plume de corbeau accrochée à son bâton et me prit la main d'un geste vif. Je ne me dérobai pas, malgré l'inquiétude qui commençait lentement à monter en moi. Je tins bon, même lorsque le shadan me piqua la paume à l'aide de sa plume, et tout autant lorsque le sang se mit à couler. Puis il plaça ma main au-dessus de la calebasse. Je ne pus m'empêcher de détourner le regard à la vue de mon sang qui s'écoulait en un filet rougeâtre dans le petit récipient. Je devinais déjà ce que j'allais devoir en faire, et la pensée seule me dégoûtait.

Je m'exécutai tout de même quand Eo'da Seti me présenta le breuvage épais, plissant le nez à l'odeur d'œufs pourris que dégageait la calebasse. J'en avalai néanmoins chaque goutte, constatant au passage que le goût était aussi au rendez-vous que l'odeur. Écœurée, je rendis la calebasse vide au shadan qui me souriait de toutes ses dents. Tout en entamant un chant dont je ne pouvais saisir les paroles, Eo'da Seti reprit sa place de l'autre côté du feu. Il sortit peu après de sa tunique un petit objet de forme ronde. En l'observant avec attention, je vis qu'il s'agissait d'une peau de cuir tannée tendue sur une cavité de bois. Le shadan se mit à taper dessus ; la peau de cuir tannée résonnait de façon claire lorsqu'il tapait sur les extrémités, et émettait un son grave lorsqu'il tapait en son centre.

— C'est un qayit, me souffla Kila à voix basse. Les shadans l'utilisent pour leurs rituels.

Alors que je mémorisais le nom de l'instrument, je réalisai que la litanie du shadan était en rythme avec les coups qu'il effectuait sur son qayit. Eo'da Seti se mit à effectuer des gestes précis au-dessus du feu.

— Ça fait mal ? demandai-je d'une toute petite voix.
— Je ne bougerai pas d'ici, assura Kila en effleurant ma main. Et fais-lui confiance, il sait ce qu'il fait, ajouta-t-elle en désignant le shadan.

De temps à autre, il jetait de la poudre de kriti dans les flammes qui réagissaient en crachant. Leur spectacle toujours plus dansant me captivait et bientôt, je n'entendis plus que la cadence hypnotique que tapait le shadan, tout comme celui de mon cœur : il me semblait que celui-ci battait désormais au rythme du qayit. Je ne me rendis même pas compte du balancement de mon propre corps ; il se calquait aux mouvements du shadan qui traçait de grands signes au-dessus du feu. Son regard noir et pénétrant me transperçait à travers les flammes. Eo'da Seti jeta une dernière poignée de poudre de kriti dans le feu, puis souffla sur sa paume ouverte. Les émanations de fumée me fouettèrent le visage et, tandis que les flammes semblaient vouloir atteindre le ciel étoilé, je m'évanouis, la vision floue et les tempes battantes.

« Suis la voie, esh-kirith. »

La voix de Kila me parvint comme un murmure depuis l'autre monde dans lequel je venais de basculer.

La voix de Kila me parvint comme un murmure depuis l'autre monde dans lequel je venais de basculer

Oops! This image does not follow our content guidelines. To continue publishing, please remove it or upload a different image.
Kivari #1Where stories live. Discover now