Je jetai un œil craintif au séquoia. J'avais craint que l'arbre ne devienne mon tombeau, mais la forêt pouvait très bien revêtir ce rôle également. Condamnée à errer dans une forêt morte sans jamais pouvoir en sortir ? Je me mordis furieusement la lèvre. Il devait y avoir un moyen. Je songeai à Kila. La kanash ne se serait probablement pas avouée vaincue si vite. Elle était forte, et elle avait su passer l'eirsha. Je réorganisai promptement ma pensée ; Kila avait su passer l'eirsha parce qu'elle était forte. J'eus un rire amer que seule la forêt entendit. L'eirsha est personnelle ! me dis-je intérieurement tout en réfléchissant à une solution. Un bref espoir naquit en moi lorsque je songeai à ma mère. Elle était inspecteur de police, elle allait forcément lancer un avis de recherche à mon sujet et, connaissant la détermination légendaire de Claire Atwood, elle finirait par me retrouver. Mais je le tuai presque dans l'œuf, car la kanash m'avait prévenue : le temps ne s'écoulait pas de la même manière dans ce monde. J'ignorais donc combien de jours, semaines, ou même mois pouvaient passer avant que quelqu'un ne s'aperçoive de ma disparition. Non. Je devais m'en sortir seule et par mes propres moyens.

Fille des hommes.

La voix résonna comme une onde de choc dans mon esprit, me vrillant le crâne. Je tombai à genoux, les mains compressées sur ma tête douloureuse. Je restai ainsi prostrée sur le sol jusqu'à ce que les vibrations s'estompent. Je connaissais cette voix d'outre-tombe ; je l'avais déjà entendue, la nuit où Meori avait perdu la vie. Inquiète, je cherchai prudemment son origine en scrutant la pénombre. Elle retentit une seconde fois, aussi effrayante et immatérielle qu'au premier soir. Et toute aussi douloureuse.

Approche.

L'injonction vibra comme un tremblement de terre dans ma tête. À moitié sonnée, je relevai la tête pour déterminer son origine. Je réprimai l'envie de prendre mes jambes à mon cou lorsque je réalisai d'où provenait la voix : le séquoia. Je fixai l'obscurité béante qui me donnait l'impression de m'observer avec tout autant d'intensité. Mon esprit agité imagina un œil gigantesque qui me guettait à travers l'énorme fente et je réprimai de nouveau le besoin pressant de m'enfuir. Par où pouvais-je aller de toutes façons ?

Ici. Si tu veux vivre.

Les mots explosaient les uns à la suite des autres dans mon esprit, m'assommant un peu plus à chaque fois. Il me fallut plusieurs minutes pour reprendre conscience de la terre sous mes pieds : la voix éthérée résonnait puissamment en moi et, sans défense face à cette entité, j'en subissais chaque manifestation. Les tempes battantes, je réalisai que l'entité me répondait à travers mon propre esprit ! Se pouvait-il qu'elle entende mes pensées ? Et d'abord, qui était elle ? Je pris mon courage à deux mains.

— Qui es-tu ? demandai-je d'une voix que je voulais forte mais qui sonna comme un coassement à mes oreilles.

J'eus l'impression que l'ouverture ténébreuse cherchait à m'aspirer et je ne pus m'empêcher de camper solidement sur mes deux pieds pour m'ancrer au sol. Était-ce un effet de mon imagination ? J'attendis quelques instants, mais aucune réponse ne me parvint. Le séquoia ne réagissait pas. Je commençais à craindre d'avoir atteint le stade de la folie quand quelque chose vibra dans l'obscurité. Le souffle court, je scrutai néanmoins les ténèbres du creux : si la mort venait me frapper, autant la regarder en face. Un chat blanc émergea des profondeurs de l'arbre. L'animal s'avança de quelques pas, puis s'accroupit tranquillement dans l'herbe. Il était tout petit, au point où je me demandai même si je n'avais pas plutôt affaire à un chaton. Il était plutôt fin, voire maigre, et doté d'un pelage d'une blancheur extrême. Mais ses prunelles étaient ce qui me déconcertait le plus : d'un bleu anormal, elles me rappelaient étrangement celles de Kila. Le chat blanc m'observa avec un profond désintérêt, et j'eus la désagréable impression que le petit félin me jugeait.

Voyant que je ne bougeais pas, il se lécha la patte avant, puis fit mine de faire demi-tour. Allait-il retourner d'où il était venu ? Le petit chat blanc s'arrêta juste devant le creux, puis me fixa intensément de ses prunelles azurées. Comme le lynx. Le petit chat blanc m'indiquait le chemin comme le lynx avant lui. Et je compris alors la nature de mon eirsha : je devais affronter ma peur du séquoia — non, du noy'sat — si je voulais quitter la forêt. Je sentis plus que je n'entendis le rire grinçant qui émana de l'arbre. L'entité savait. J'étais l'objet de sa moquerie. Elle riait et me pensait incapable de m'en sortir ? Je serrai les dents. Je n'avais aucune intention de mourir ici. Je sortirais de cette forêt, et j'en sortirais par n'importe quel moyen. Les poings serrés, je me dirigeai vers la cavité béante qui m'attendait. Le petit chat blanc me jeta un regard à la limite du dédain, puis il plongea dans l'obscurité du noy'sat. J'eus un instant d'hésitation à la vue des ténèbres inquiétantes qui tournoyaient à l'intérieur du noysat. Puis je me repris : si un chaton s'y risquait, je pouvais bien y aller aussi ?

Poussée davantage par une obscure fierté plutôt qu'un courage à toute épreuve, je pénétrai à la suite du petit félin. Presque instantanément, la sensation d'engourdissement désormais familière m'envahit. J'eus la même impression d'évoluer dans une mélasse invisible. Lorsque les racines vinrent m'enlacer de leur déplaisante étreinte, je me laissai faire. Tâchant de dominer mon angoisse, je me détendis autant que possible afin de percevoir le flot d'énergie qui circulait dans l'arbre, comme Kila me l'avait enseigné. J'espérais ainsi que les racines se dénouent d'elles-mêmes, comme ce fut le cas la première fois. Mais elles ne se désentrelacèrent pas.

Je me raidis davantage alors que les racines s'enroulaient toujours plus autour de mes membres. L'éventualité de me noyer dans les profondeurs du noy'sat se forma peu à peu dans ma tête. Mon esprit imagina des mains humaines à la place des racines qui m'attiraient vers les ténèbres, et j'eus soudain l'horrible certitude de mourir ensevelie dans le noy'sat : je n'avais aucun moyen de combattre l'entité. Les entrailles serrées, je fermai les yeux. Je descendais si profondément... À ce rythme, je ne regagnerais jamais plus la surface. Je m'enfonçais toujours, sans espoir de remonter : le noy'sat m'aspirait davantage lorsque je me débattais. Impuissante, je finis par ne plus bouger. Et par attendre. Je ne songeai même pas à appeler le chat blanc ou qui que ce soit à mon secours. Je devinais que le petit félin avait disparu depuis bien longtemps. Personne ne m'entendrait ici bas. J'étais seule pour l'éternité.

 J'étais seule pour l'éternité

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Kivari #1Where stories live. Discover now