— Qu'est-ce que vous foutez là ? vociféra le policier. C'est une scène de crime ici, foutez-moi le camp !

La caméra fut temporairement bouchée par la grosse main du policier, puis l'image se réajusta sur l'expression vexée de la journaliste.

— C'est de l'information, protesta-t-elle. Les citoyens ont le droit de savoir ce qui se passe, je ne fais que mon travail.
— En nous empêchant de faire le nôtre ? Dégagez de là, et en vitesse ! Informer ? Fouiner, ouais !

Le policier bougonna, puis se campa résolument devant la scène de crime autour de laquelle ses collègues s'affairaient. «Même pas encore froid que les corbeaux sont déjà là.», l'entendit-on marmonner comme si la journaliste n'était pas là. D'un rouge à faire pâlir sa chevelure, elle s'éloigna précipitamment, les lèvres pincées. Le caméraman la suivit, et tandis qu'il se déplaçait tant bien que mal pour suivre l'allure rythmée qu'elle lui imposait, je reconnus le pont de la rivière en arrière-plan. Je laissai tomber ma cuillère dans le bol, sans me soucier des éclaboussures de lait qui venaient de tacher le t-shirt parodique jaune et noir Badman avec lequel j'avais dormi. Avec difficulté, j'avalai la dernière gorgée de lait sucré qui ne pouvait désormais plus passer. Le bracelet, puis le pont de la rivière... Combien de détails pouvais-je encore relever et ignorer dans la foulée pour prétendre au hasard ? Le cri déchirant remonta brusquement à la surface de mon esprit, me provoquant un long frisson qui traversa mon dos douloureux tandis que je repoussais mes céréales du plat de la main. 

Le souvenir de la brume inquiétante me serrait les entrailles. Pouvais-je encore me convaincre d'avoir rêvé ? La réponse tout comme le tiraillement qui m'élançait dans le dos me tordit davantage l'estomac. À la télévision, la journaliste stoppa net non loin du pont, près d'un homme qui faisait les cent pas. À ses pieds, un petit yorkshire jappait en remuant la queue. L'animal grogna à l'approche de Felicia Mc Alistair. Celle-ci faillit trébucher sur une grosse pierre à cause de ses talons aiguilles, mais elle se rattrapa avec grâce pour les besoins du direct. D'un mouvement de tête savament maîtrisé, elle se tourna vers le caméraman et enchaîna :

— Chers téléspectateurs, me voici en compagnie du témoin ayant découvert le corps. Monsieur Garrison, pouvez-vous nous dire ce que vous avez raconté à la police ?

L'intéressé tenait une casquette de pêche rouge dans ses mains noueuses, qu'il tordait dans tous les sens au point où celle-ci avait fini par perdre toute forme de rigidité. Malgré le froid matinal, il était simplement vêtu d'une chemise à carreaux rouges et noirs et d'un jean usé par le temps. Il devait être âgé d'une cinquantaine d'années, ses cheveux grisonnants partaient dans tous les sens et n'avaient pas dû connaître le contact d'un peigne depuis bien longtemps. Il jeta un regard inquiet en direction des policiers qui relevaient des indices dans les environs :

— C'est que... je sais pas si j'peux... bredouilla-t-il.

Felicia Mc Alistair s'approcha tel un félin en rut. À la vue de son déhanché, le dénommé Garrison reporta immédiatement son attention sur elle.

— Allons, Terry... vous savez bien que oui. Ne craignez rien, vous n'avez qu'à répéter ce que vous m'avez confié tout à l'heure, d'accord ? On vous écoute !
— Mais la police... hésita l'homme en regardant nerveusement les hommes en uniforme.
— ... ne pourra pas vous en vouloir d'informer la population, coupa la journaliste d'un air entendu. C'est votre devoir de citoyen, après tout. Allez-y.

Terry Garrison jeta un dernier regard en direction des policiers, puis il raffermit sa prise sur sa casquette et chuchota sur le ton de la confidence :

Kivari #1Where stories live. Discover now