2- La fin de l'été

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— Mais si tu pouvais réaliser n'importe quel vœu, tu ferais quoi ?

Le garçon qui venait de poser la question s'appuya contre le rebord du pont en bois. Ses cheveux noirs en bataille se disputaient sur son front. Il me fixait de ses grands yeux verts dans lesquels nulle trace de méchanceté ne pouvait subsister. Il portait une veste en jean bleu ciel qui cachait en partie le t-shirt noir à rayures vertes qu'il mettait si souvent. Ses jambes paraissaient encore plus fines dans le slim moulant noir qu'il avait choisi de mettre aujourd'hui.Tout au bout, deux grands pieds parfaitement à l'aise dans leurs Converses blanches battaient la rambarde de manière aléatoire.

Lui, c'était Liam Perkins, mon acolyte, complice de tous les coups, meilleur ami en somme, et ce depuis que nous étions tout petits. Je m'adossai au garde-corps, croisant les bras sur ma poitrine. Juste en dessous du pont en bois, le flot de la rivière s'écoulait à l'infini. Le bruit de l'eau conférait à l'atmosphère une tranquillité des plus appréciables que Liam s'empressa de briser. Il balança son corps frêle et élancé au-dessus de la rambarde :

— Alors, tu ferais quoi ? insista-t-il.

Je fermai les yeux, songeant d'abord aux réponses les plus évidentes pour l'adolescente de seize ans que j'étais : je deviendrais riche, ou j'obtiendrais la vie éternelle, ou encore le pouvoir de me rendre invisible, mais voler dans les cieux semblait bien utile pour s'échapper... J'optai pour l'humour : «Je ferais en sorte d'annuler la rentrée de mercredi !
— Haha, si seulement !», répondit Liam en riant.

Je ne partageais pas vraiment sa bonne humeur. La reprise des cours, et surtout l'entrée au lycée, signifiait généralement le renouveau : nouveau bâtiment, nouvelle année, nouvelle classe, nouveaux enseignants, nouvel emploi du temps, nouveaux programmes, nouvelle coupe de cheveux, nouvelles fournitures scolaires... mais pas pour moi. Quand viendrait lundi, je serais toujours Eden Atwood, la fille que personne ne voyait. Si j'avais vécu le collège comme une véritable jungle, le lycée m'apparaissait bien plus hostile encore.

Je me le représentais comme une arène de gladiateurs dont les puissants ressortaient toujours vainqueurs tant les combats étaient joués d'avance : les favoris du public dominaient les mal-aimés, et il en serait toujours ainsi. À moins de disposer d'un physique avantageux bien entendu, mais ce n'était pas mon cas. Sans être petite, je n'étais pas spécialement grande non plus. J'avais les cheveux blonds de ma mère, en beaucoup plus filasses. Ils m'arrivaient aux épaules, qui étaient pour leur part aussi fines que le reste de mon corps : davantage maigre que mince, je n'étais pas athlétique pour un sou. Quant à mes yeux noisette, je les devais probablement à un ancêtre paternel, mais je n'avais jamais eu ni la curiosité, ni la motivation nécessaires pour le vérifier. Pas laide, pas belle, pas exceptionnelle, je n'étais même pas impopulaire : j'étais quelconque. Une fille parmi les nombreux anonymes que compterait Havenly High.

Mais si j'avais fait partie de la bande de Jenifer Park... Alors là, ma vie aurait été toute autre. Elle, c'était la fille du maire. Et un véritable cliché ambulant : belle à en crever, populaire au point où je me demandais même si elle ne signait pas des autographes dans les couloirs, je l'imaginais déjà membre de l'équipe de cheerleaders de notre futur lycée. Capitaine, même. Parce qu'elle était typiquement le genre de fille que tous les mecs s'arrachent. Dans leurs rêves les plus fous uniquement, bien évidemment. Car porter le nom de Jenifer Park, c'était dicter toutes les règles du jeu.  Et ne jamais se les appliquer. Quand je parlais de cliché... Je secouai lentement la tête.

— Pas pressée d'arriver au lycée, lâchai-je doucement. Si je pouvais faire un vœu, ce serait de me casser d'ici. Ne plus jamais revenir dans cette putain de ville pourrie.

Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant