Talent caché

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Je me presse vers la salle. Le cours de danse que j'encadre va commencer dans dix minutes mais il faut que je prépare la salle, les enceintes et les tapis.
En arrivant devant le bâtiment, j'ai la surprise de m'apercevoir que quelqu'un m'a devancée et que des lumières sont déjà allumées. A moins que ce ne soit les judoka du cours de début d'après-midi qui ne l'aient oubliée... J'entre dans le couloir et infirme immédiatement mon hypothèse quand aux judokas. Ça ne leur ressemble pas d'écouter des accords d'Einaudi. M'approchant de la source des notes, j'entre dans le couloir dont les fenêtres s'ouvrent sur la salle. Une jeune fille se trouve au milieu des tapis, réalisant des étirements complexes. Il ne me suffit que de quelques instants pour deviner que c'est une danseuse. Elle a la grâce et la souplesse d'une étoile. Mais je remarque aussi la force qu'elle a. Beaucoup de gens se trompent sur la danse en ne la définissant que comme un art de souplesse et d'entrechats. En réalité une bonne danseuse a une force musculaire impressionnante.
Enfin, la jeune femme change de chansons. Les premières notes déclenchent une pluie de souvenirs. Million Eyes, de Loïc Nottet, chanson grâce à laquelle j'ai remporté un championnat il n'y a pas plus tard que deux mois. Alors que les accords de piano résonnent dans la salle, elle se place au centre. Une première de mes élèves arrive. Lui intimant le silence, je lui propose de regarder la prestation de l'inconnue. Enfin la musique démarre vraiment et elle se lance. Les pas sont gracieux, communs mais gracieux. Mais je sais qu'elle a autre chose en réserve, il y a dans chacun de ses gestes une retenue incroyable. Ponctuant les phrases, les appels et les questions du chanteur, elle complexifie peu à peu ses pas, jouant sur des illusions d'optique avec les miroirs, nous donnant l'impression qu'elle se dédouble, puis qu'elle s'envole alors qu'il n'en est rien. Toutes mes élèves sont arrivées et toutes observent la danseuse avec cet air impressionné et charmé que seuls les danseurs qui ont un talent magique savent faire naître sur le visage des spectateurs.
De l'autre côté de la vitre, la danseuse se lance dans une série de roues et back-flipps enchaînés à une vitesse infernale. Au moment même où la chanson se calme brusquement, elle s'élance. Son saut semble ne jamais vouloir s'arrêter, la gravité à l'air de l'avoir délestée de son emprise pour la laisser s'envoler. Un soupir ému soulève les poitrines de toutes les élèves. La gravité rattrape la danseuse et la plaque au sol. Un grand écart facial. Des années d'entraînement sont nécessaires pour parvenir à maîtriser sa chute à telle point que l'on finisse sur une figure déterminée à l'avance. Sans même se servir de ses mains, avec une facilité presque prétentieuse, la jeune femme se redresse sur une note haute lancée par le chanteur. La chanson repart de plus belle et la voilà qui enchaîne des figures réservées aux plis grands, mêlant la danse classique à la danse de rue, les acrobaties aux véritables pas, faisant se rencontrer, sur la dénonciation faite par le chanteur, deux mondes totalement différents. Soudain, presque à la dernière phrase, l'élastique retenant les cheveux de la danseuse rompt et une cascade de boucles noires se répand sur ses épaules. La finesse de sa silhouette et sa grâce semble en être soulignées. Elle se place à un bout de la salle et s'élance alors que les instruments ont repris le pas sur la voix. Avec un saut particulièrement audacieux, un rebond tout simplement exceptionnel et une pirouette inattendue, la jeune femme termine sa chorégraphie comme l'artificer termine son show. Par les plis incroyables et les plus belles figures qu'elle sait faire. Sans trop savoir comment elle fait, je la vois atterir roulée en boule, les bras autour des jambes, la tête entre les genoux. En fond sonore, la dernière note de musique et le souffle trop longtemps retenu de mes élèves. La danseuse reste là, prostrée, comme épuisée par sa performance, ses cheveux faisant comme un rideau impénétrable autour de son visage. Impossible de les retenir, mes élèves se ruent dans la salle et entourent la jeune femme qui s'est redressée, surprise. Au milieu des vivas et applaudissements, je capte le regard de la jeune femme. Ses prunelles vertes pétillantes de joie. Elle est touchée.
Lorsqu'enfin j'ai réussi à convaincre mes petits danseurs et danseuses à aller se changer, je suis restée seule avec la danseuse inconnue.

- Tu veux rester pour le cours ? Je ne pourrais probablement pas t'apprendre grand chose mais bon.

- Non, il faut que j'y aille, je suis attendue, désolée du dérangement.

- Ne dis pas ça ! Tu leurs as donné quelque chose de formidable. Une image à suivre, tu leurs as donné la motivation de se battre pour avoir ce qu'ils veulent. La reconnaissance pour leur art. Je sais qu'ils vont me demander d'apprendre ta chorégraphie, parce qu'ils veulent impressionner comme tu les as impressionné. Et ça, ça n'a pas de prix !

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On a tous besoin d'un modèle à suivre, d'une motivation pour parvenir à réaliser nos rêves. Même les plus grands ont un jour été faibles, même les plus doués ont dû apprendre, et même les plus mauvais peuvent devenir les meilleurs. Il suffit de savoir ce que l'on veut.
H.

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