Seule ?

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Elle est là sur la grève, marchant les yeux fixes à la mer en contrebas. Elle est jolie dans sa robe blanche, ses cheveux roux volants au grès des vagues de vent qui assaillent les côtes. L'eau se fracassant avec un bruit d'enfer sur la roche blanche qui soutient la terre. Elle est seule. Enfin presque. Son ventre rond annonce la venue d'un enfant. Son regard finit par accrocher un pic qui se dresse hors des flots, à une cinquantaine de mètres de la grève où elle se promène. On l'appelle l'aiguille. Ou la dent. Faisant un pied de nez au danger, elle se juche d'un bond aussi élégant qu'aérien sur une avancée de rochers. Une simple bande de roche la relie à la terre. Le vent qui souffle de plus en plus fort comme s'il voulait la jeter en bas de son perchoir la ramène des années en arrière. Au même endroit. Elle est plus jeune, son ventre est plat, ses cheveux sont nattés, et elle n'est pas seule. Il est à côté d'elle. Sa main est dans la sienne. Comme elle le fera des années plus tard, la jeune femme se juche d'un bond sur la langue de pierre qui s'avance défiant le vide qui s'ouvre en dessous d'elle. Sa tenue est plus adaptée à ce genre d'acrobaties. Elle porte un ensemble de cuir noir, qui lui fait comme une seconde peau. Le garçon porte la même tenue.

- Liny ! Lance une voix d'homme dans son dos.

Il est la seule à l'appeler comme ça, son vrai nom est Lindsey, mais aussi loin que remontent ses souvenirs, il ne l'a jamais appelée comme ça. Répondant à l'injonction la jeune fille se retourne. Le garçon face à elle est beau. Et il en joue. Sa voix est chaleureuse et dégage un mélange de danger, de gravité, et de sécurité incomparable. Jamais dans les années à venir elle ne l'oubliera. Le garçon qui est face à elle lui sourit, attrape la main qu'elle lui tend et fait une courbette. Sans se rendre compte du danger de sa prouesse, il fait passe au-dessus d'elle comme on joue à saute mouton. Il atterit un pied dans le vide, un pied en équilibre sur le bord de la roche. La jeune fille se retourne vivement, faisant virevolter sa tresse rousse. Le garçon la regarde comme on regarde quelqu'un pour la dernière fois. Il la regarde sans vraiment la voir. Il la regarde, une ombre de sourire son visage d'ange, et puis lentement, comme s'il hésitait, commence à basculer en arrière. Son visage n'exprime pas de peur alors que la jeune rousse pousse un cri de terreur. Le pied toujours sur la pierre, son corps atteint l'horizontale avant qu'il ne perde tout appui sur la roche. Comme un dernier éclat de puissance et de sa dextérité, il agrémente son dernier saut d'une vrille maîtrisée à la perfection, d'un double salto digne d'un danseur de ballet, et puis se redresse en position verticale, pieds tendus, les bras le long du corps. La mer est calme, et le claquement inattendu du corps heurtant les vagues résonne longuement, la roche renvoyant le son à la dent, jusqu'à se répéter à l'infini aux oreilles de la jeune rousse qui se tient prostrée sur son perchoir. Elle vient de perdre son seul ami. La seule personne qui ne semblait étonnée de son plaisir à prendre des risques. Inspirant à fond, elle se relève soudain. Jette un dernier regard sur la lande qui lui fait face, se place comme le garçon, dos à la mer. Elle étend les bras comme un ange prêt à décoller et se laisse tomber en arrière. La chute est longue. Sans fioritures. Il y a le hurlement du vent, ses membres durement plaqués contre elle, sa tresse malmenée par le vent qui semble s'enrager de cet affront qui lui est fait. Et puis la violence du choc avec la mer, l'eau qui prend la place du vent. Qui la serre dans ses bras comme un amant le ferait. Comme il le faisait. Et puis le noir.
Coupant court à ses souvenirs, la jeune femme ouvre les yeux et reprend pied avec la réalité. Elle est assise au bout de la langue de terre comme toutes les fois où elle venait se recueillir. Elle avait survécu à sa chute. Lui non.
La brusque sensation d'être épiée la saisit soudain à la gorge. Se relevant brusquement, elle fait un bond en arrière, et se heurte au ventre d'un homme. Elle ne se retourne pas, craignant de découvrir son père. Ou son père. Une voix grave s'élève alors, faisant louper quelques battements à son coeur.

- Liny... Ça fait si longtemps...

Lui.



A suivre...

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