Chapitre 35.

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Les choses changent, je me dis. C'est parfois imperceptible, discret, invisible pour la plupart des paires d'yeux qui inspectent ce monde, mais ça n'en demeure pas moins vrai.

Les choses changent, fluctuent, se métamorphosent ou se perdent pour se retrouver sous une autre forme. Tout, dans les nuances, les saveurs, les sons, connaît son lot de transformations et d'aléas. Que ce soit pour le meilleur ou bien pour le pire, et même si on se convainc parfois que la vie s'éternise à un point stagnant quelque part en plein milieu de sa propre existence ; les choses n'en finiront pas de changer.

Je crois que j'ai changé, moi. Pas seulement depuis la mort de Milly, ça, c'est évident. Mais pendant tout ce temps, je me suis sentie piégée, coincée sur le terrain de ma propre tristesse par deux boulets accrochés à mes chevilles. Le premier serait la colère, et le second le désespoir.

J'ai cru que je resterais au même étage de l'immeuble de mes états-d'âme pour toujours, coincée entre le niveau de la détresse perpétuelle et de la sempiternelle agonie silencieuse. Mais, petit à petit, je crois que mon propre ascenseur s'est remis à fonctionner.

Je ne sais pas vraiment quand ça a commencé. Quand Alo est venu me parler pour la première fois ? Lorsque j'ai décidé de réellement me confier à Cora ? Lorsque j'ai enfin réussi à m'adresser à Yann sans ressentir l'irrépressible envie de le défigurer à coups de poing ?

Aucune idée. Mon esprit ne saurait retracer le chemin de ma propre minime évolution intérieure.

Mais aujourd'hui, et c'est le plus important, je commence à me rendre compte moi-même que mes horizons ont changé. Devant moi, par la fenêtre de mon coeur, il ne fait plus si grisonnant.

Il y a un peu de couleur.

Et lorsque mes yeux se posent sur la silhouette frêle, mais bien moins glaciale d'Alo, je crois même qu'il fait beau, là, dans mon corps. Que le soleil brille dans ma poitrine, que les nuages se sont écartés sous une légère brise dans ma tête.

Il est devant moi, et il écrit sur le mur, ployant légèrement l'échine. Ce n'est que lorsqu'il revient à ma hauteur que je prête attention à ce qu'il vient de marquer.

« Dans le coaltar, je lis à voix haute.

- Yep.

- Mal dormi ?

- Pas vraiment. J'sais pas, j'suis juste un peu au ralenti. »

Je hoche doucement la tête, avant de lui prendre le marqueur des mains. Je m'approche à mon tour du mur, et vais écrire un nouveau mot non loin de ceux qu'il vient d'inscrire.

« Fatiguée, je souffle en même temps que j'écris.

- Mal dormi ?, il répète, légèrement amusé.

- Pas dormi. »

Je l'entends doucement ricaner dans mon dos, tandis que je reviens vers lui.

Cela fait maintenant des jours que la librairie est rénovée. Désormais, tout semble avoir retrouvé sa juste place dans la pièce : les bibliothèques, la petite cuisinière, et même la vieille armoire sans poignées dans laquelle croupissent de vieux vêtements de rechange. Des jours que nous nous sentons désormais un peu chez nous, ici.

Mais nous y sommes toujours aussi seuls.

C'est pourquoi, quelques jours plus tôt, nous avons envisagé l'impensable. Comme d'un accord tacite, nous nous étions dit qu'il serait peut-être temps d'ouvrir au reste du monde cet endroit qui fut pendant si longtemps notre seul refuge à tous les deux. D'abord, nous y avions été très réticents, tout particulièrement Alo.

BANGWhere stories live. Discover now