Chapitre 16.

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Je n'ai pas dormi, cette nuit. Il ne s'agit pas réellement d'une insomnie habituelle, non, mais d'une nuit blanche quelque peu planifiée. Ce soir-là, je ne voulais pas dormir, pour la simple et bonne raison que je ne voulais pas laisser le temps passer trop vite. J'ai cette manie, ces derniers temps, de ne pas vouloir voir défiler les jours. Les éclipses des nuits sont beaucoup trop rapides, et à chaque fois que je me réveille, c'est avec la sensation amère et effrayante de devoir encore survivre à une journée de plus.
Alors, non, je n'ai pas fermé l'œil. J'ai réussi à m'occuper en faisant tourner la machine de mon esprit à cent à l'heure à coup d'images virtualisées sur un écran, de livres, de musique et de petits scénarios inventés dans un coin de mon imagination. Je suis plutôt douée, pour m'empêcher de dormir, en réalité. Mes pensées sont constamment en ébullition, et il est plutôt difficile pour moi, grande hyperactive de l'esprit, d'éteindre cette usine à songes. Bien souvent, je le regrette plus tard dans la journée, quand mes yeux se ferment seuls et que je me sens partir à chaque clignement de paupières. Parfois, je parviens à ignorer cette sensation en me gardant occupée.
Aujourd'hui, par chance, c'est le cas.

Il est environ trois heures de l'après-midi, et je suis dans la librairie, en compagnie d'Alo. Comme il commence à faire vraiment froid, ce dernier a rajouté quelques couvertures au sol, et monté le chauffage précaire à l'arrière de la salle. Pour l'occasion, deux chocolats chauds nous attendent dans la petite cuisine improvisée.
C'est la troisième fois, que je viens ici, et j'ai de nouveau l'impression de découvrir cet endroit. Les odeurs ont changé, avec la saison, et il y règne désormais une odeur boisée qui me rappelle celle du sapin de Noël que mon frère tient absolument à acheter. Les senteurs d'humidité se sont dissipées dans le chocolat en poudre, le lait, et les restes d'une poussière d'automne, à peine soulevée par les quelques courants d'airs se faufilant à travers les brèches des fenêtres.
Il fait sombre, aujourd'hui, si bien que la petite lumière pendant au plafond ne suffit plus à éclairer totalement la pièce. Seuls quelques rayons de soleil parviennent à traverser les planches de bois condamnant les issues sur le monde, et c'est à la faible lueur d'une grosse bougie que je dois ma visibilité réduite. J'en profite, parfois, pour me réchauffer la paume des mains. La flamme est certes maigre, mais sa caresse m'offre un peu de chaleur, juste avant que la morsure du feu ne se fasse trop violente.
J'ai froid. Je commence même à trembler, sous mes couches de vêtements et les couvertures, mais je me sens bien ici. Pour rien au monde, je ne voudrais changer de lieu, et rejoindre le doux foyer d'un endroit propre, décoré par un joli feu de cheminée dont les crépitements résonneraient entre des murs peints.

La librairie est un endroit que j'aime. Et je comprends pourquoi Alo s'y rend. Il y fait si sombre, si froid, qu'on parvient presque à en oublier le reste du monde. Il y règne un calme apaisant, à peine perturbé par les mélodies s'échappant du phonographe qui nous joue des airs tranquilles. Je me surprends même à laisser ma tête se dandiner au rythme des notes, un peu abîmées par le temps et les défauts de la machine.

« Désolé, me souffle Alo, revenant avec les deux tasses entre ses mains. Le chauffage est à fond, mais c'est un vieux truc, je peux pas vraiment le pousser sans craindre qu'il ne rende l'âme.
- Ça va, je mens. »

Je perçois une légère fissure au coin de sa bouche, mimant un sourire moqueur. Je suis peu crédible, avec mes nouvelles allures de montgolfière. Lui, par contre, a l'air de ne pas craindre le froid. Il ne porte qu'un simple pull, et je me demande si au fond, ce n'est pas simplement parce qu'il a fini par s'habituer à cet environnement qu'il peut se permettre de ne pas se couvrir.
La sélection naturelle, sans doute. Il est le mieux adapté, dans cet habitacle dont il semble connaître tous les secrets.

Je retire difficilement une main de sous les couches de tissus qui me recouvrent, pour attraper du bout de mes doigts gelés la tasse qu'il me tend. Je sens aussitôt la chaleur de la boisson se répandre jusque dans mon bras, et lorsque je fais descendre la première gorgée le long de mon œsophage, c'est tout mon corps qui se fait envahir par cette sensation. Je sens mon ventre, mon plexus, et mes joues picoter sous les effets de ma température interne qui grimpe partiellement.
Je soupire d'aise.

BANGOù les histoires vivent. Découvrez maintenant