Chapitre 10.

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Deux jours se sont écoulés depuis ma dernière journée normale. Alo est revenu en cours. Les rumeurs murmurent que son absence était due à une simple maladie, et celles faisant preuve de bien plus d'originalité clament une théorie fantasque sur ses antécédents. Certains pensent à un proche en prison, d'autres à un complot international. D'un côté, cela me rassure que l'imagination des gens ne se soit pas diluée dans le bain de la terreur, et que tout le monde ne sache pas qui est réellement Alo. Je me sens moins seule, dans un sens. Je ne sais pas s'il s'est demandé si j'avais trouvé quoique ce soit dans sa librairie, s'il est énervé contre moi ou s'il meurt d'envie de me parler, tout simplement parce qu'il reste Aloysius, fidèle à lui-même : insondable. 

Aujourd'hui, je ne parle pas. Je sais qu'il est assez inutile de le préciser, parce que je ne suis pas d'un naturel très bavard, surtout depuis la tuerie, mais ce jour-là, je n'ai littéralement pas prononcé le moindre mot. Ni à mes parents, ni à mon frère, ni à mes professeurs, ni à personne. Mais il y a une raison à cela : ma gorge me fait beaucoup trop mal. J'ai encore hurlé, hier soir, et pourtant j'avais prié juste avant de m'endormir pour avoir le droit à une petite paralysie du sommeil.
J'ai réveillé mes parents et Jimmy à trois heures du matin, puis je ne me suis pas rendormie.
Donc ce matin, je n'ai ni la foi, ni l'envie, ni la capacité physique d'adresser la parole à quelqu'un.

Mon premier cours : français. Ce chapitre sur le théâtre semble me plaire, du moins, c'est ce que j'en ai déduis en me rendant compte que je prenais la peine d'écouter ce que mon professeur avait à dire. Les œuvres citées, je les connais, en grande partie parce que j'ai dû les lire au moins une fois dans ma scolarité. Médée, On ne badine pas avec l'amour, L'école des femmes, tous y passent. Et alors, je me rends compte d'à quel point les titres de ces pièces ne donnent pas envie, ni de les lire, ni de les voir jouées sur scène. Je ne suis pas du genre à juger un livre d'après sa couverture, mais je dois bien avouer que le titre d'une œuvre a, pour moi, son importance.
J'ai eu envie de lire Ça parce que le titre m'intriguait, par exemple.
L'école de femmes, moi, ça me donne juste envie de mourir.

Et puis je me rends compte que je n'écoute plus le cours, et que finalement, ce chapitre ne me plaît pas tant que ça. Je suis lunatique, je me dis, alors que mon professeur se tourne vers le tableau pour y marquer quelque chose de totalement illisible. Je ne cesse de changer d'avis, et vois le négatif absolument partout. Puis finalement, je pense m'en moquer, parce que c'est mon droit de voir la vie en noir si cela me chante.
Et je me perds encore, encore, et encore dans les méandres de mes pensées pendant les prochains cours.

En maths, je me demande si les mathématiciens de l'époque s'ennuyaient vraiment, au point de réfléchir sur tout et n'importe quoi, avec pour seules armes des chiffres et des théorèmes inventés par d'autres mathématiciens, qui eux aussi devaient s'ennuyer.
En histoire, je m'interroge sur l'auteur de la Bible, s'il a vraiment tout inventé lui, et s'il se rend compte de la pagaille qu'il a semée.
En chimie, cela m'intrigue de savoir si, avec tous les produits sur ma paillasse, je pourrais fabriquer une bombe assez puissante pour faire exploser l'école.
Et en anglais, si le sang sur les murs est encore visible aux UV.

La sonnerie retentit, et le moment que je redoute tous les jours arrive donc : l'heure du déjeuner. Je n'ai encore personne avec qui passer cette heure qui me semble interminable, durant laquelle je fixe mon assiette, à me demander quelle substance chimique on a fait passer pour de la nourriture au menu du jour.
Je ne sais pas pourquoi je déteste tant manger seule. Après tout, je n'aime pas la compagnie des gens, enfin, de la plupart des gens, mais j'ai horreur de me retrouver seule dans un moment pareil.
J'ai posé cette question à Milly, une fois, et elle m'a tout simplement répondu que c'est parce que le déjeuner est le seul moment de la journée où le bruit me rend jalouse.
Me rend jalouse.
Moi, jalouse.
Mais jalouse de quoi ?
Tais-toi, Milly, je dis dans ma tête. Arrête de m'embrouiller.

BANGWhere stories live. Discover now