Chapitre 27 - deuxième partie.

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Je n'ai pas eu à attendre bien longtemps, finalement, avant de recevoir sur mon portable un message venant d'Alo. J'ai bien fini par enregistrer son numéro, et je ne peux encore m'empêcher de songer à quel point tout ce petit secret entourant le bout de papier était en fait totalement dérisoire et stupide. Néanmoins, je ne m'attarde pas trop sur mon cas de jeune curieuse désespérée, et file vers la porte d'entrée pour rejoindre le garçon. En descendant les escaliers, je croise une dernière fois le regard de mon petit frère, qui me sourit. Son esquisse se veut rassurante, malgré les notes de fatigues qui viennent le ternir, avant qu'il ne disparaisse dans une moue presque attristée à l'idée de me voir encore m'échapper sans prévenir personne. J'aurais aimé le prendre dans mes bras une dernière fois, mais je ne veux pas faire attendre Alo trop longtemps. Après tout, même s'il est toujours bel et bien vivant, rien ne me dit qu'il aille bien pour autant.

Lorsque j'ouvre la porte, mon regard se pose sur la silhouette emmitouflée dans ses manteaux du garçon. Sa tête est baissée, ses yeux se relèvent à peine pour croiser les miens. Je crois qu'il essaye de me saluer en dodinant de la tête, tout en m'adressant un maigre sourire. Je m'efforce d'ignorer ses légers tremblements, ses joues rougies par le froid et l'effort, dont témoigne également sa respiration qui se fait lourde et saccadée. A-t-il couru pour arriver jusqu'ici ?
Je n'ose lui poser la question. Je me contente de le suivre, tandis qu'il s'engage dans la rue. Nous entamons une marche silencieuse, presque solennelle, jusqu'à-ce que notre mutisme à tous les deux ne commence à me déranger. J'ai eu si peur de ne plus entendre le son de sa voix se briser contre mes tympans pour toujours, que j'ai maintenant une envie presque irrépressible de le rendre autant bavard que je suis rassurée de le retrouver. Bon sang, je songe. C'est si stupide d'avoir autant cru en ses cauchemars.

« Où est-ce qu'on va ?, je demande enfin.
- Tu verras bien, il répond. C'est pas très loin normalement, je crois.
- Et pourquoi on y va ?
- C'est un bon endroit pour parler. J'y allais souvent avant.
- Ah oui ?, j'interroge, encore légèrement amère. »

Il ne répond pas. J'ai fini par comprendre qu'Alo n'était pas de ceux à offrir une réponse aux questions rhétoriques, par manque d'intérêt. Il renifle, passe une main sur ses yeux qui ont du mal à se maintenir ouverts. Je me demande alors combien d'heures il doit bien dormir chaque nuit, à force de se lever aussi tôt tous les matins. Arrive-t-il seulement à s'endormir le soir ? Ses cauchemars sont-ils hantés par l'image de sa mère, de la culpabilité qu'il ressent ? Ou bien, passe-t-il des nuits sans rêve, sans aucune illusion, juste dans la pénombre et l'oubli ?
Parfois, je me dis que tout serait bien plus simple si je pouvais trouver le courage de poser toutes ces questions qui me torturent l'esprit. Je suis presque persuadée que, dans sa nonchalance, Alo répondrait à chacune d'entre elles sans s'offenser.

Mais je ne peux pas. J'ai bien trop peur de lui faire du mal. Car parfois, une simple interrogation peut faire remonter à la surface de nombreux souvenirs douloureux.

Alors, non. Finalement, peut-être qu'Alo ne répondrait pas à toutes mes questions. Parce que je crois en avoir trouvé une, à laquelle il ne m'offrira jamais la moindre réponse.

Est-ce que tu as mal, Alo ?

Les minutes se regroupent en dizaines, au fur et à mesure que nous nous avançons dans la pénombre. Bientôt, nous parvenons à nous éloigner des habitations, jusqu'à rejoindre le bord de mer. Je sens un vent frais fouetter mon visage, tandis que j'observe les environs. Là-bas, au loin, une lumière tournoie au-dessus de son perchoir, posé sur une petite parcelle de terre perdue au milieu de l'eau. Plus nous marchons, plus nous nous rapprochons d'un petit ponton où trône un vieux banc en pierres, faisant face à l'eau. Je jette un coup d'œil à mon compagnon d'infortune, qui ne ralentit pas.
Je crois que c'est là, qu'on va. Et mon intuition se transforme en affirmation lorsque nous nous asseyons sur ce banc, toujours en silence. Aussitôt, mon regard se perd dans l'immensité de l'horizon. J'essaye, dans le noir, de distinguer la fine ligne délimitant le ciel de l'eau, alors que j'écoute le chant des vagues s'échouant contre les rochers.
C'est presque apaisant. Tellement mécanique, mais tout aussi incontrôlable. Les va-et-vient de l'eau, l'écume qui mousse à chaque collision avec les rochers du ponton, la lumière du phare qui balaye la mer.
J'ai presque l'impression de ne plus me trouver dans le même monde que j'ai pourtant tant côtoyé. Parce que je ne me suis pas surprise à apprécier tout ce qui peut le composer depuis si longtemps, que j'ai fini par oublier à quel point la nature en elle-même pouvait être belle.
Décidément, il n'y a que les hommes pour venir la pourrir. Lui ôter tout droit de règne sur son propre royaume. Chacun d'entre nous s'est mis à fouler une terre que nous refusons de comprendre pour mieux la dompter. Mais on aura beau tenter de créer des barrages, de polluer les océans et les rivières, les vagues ne s'arrêterons pas d'aller et venir en toute liberté.

BANGWhere stories live. Discover now