XXIII

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"And that's where the beginning of the end begun."

-Lana Del Rey, This is what makes us girls

Théa

Le temps d'une nuit, le monde est devenu blanc.

Depuis la fenêtre de la cuisine, j'observe Clairemont disparaitre sous une nuée de flocons virevoltants. Devant moi s'étend la rue principale, déserte. Personne n'aura envie de se risquer à sortir aujourd'hui et puis, les routes sont presque toutes impraticables de toute façon. Hier, le soleil nous offrait encore sa chaleur et ses rayons et aujourd'hui, nous voilà ensevelis sous un tas de neige. Il y aurait-il donc quelqu'un là-haut qui cherche à nous mettre des bâtons dans les roues ?

-Tout le monde va être paralysé pendant au moins deux ou trois jours, me dit Cléa.

Elle me tend une tasse de café brûlant avant de se laisser tomber sur une des chaises qui entoure la petite table en acajou au milieu de la pièce.

Après les évènements d'avant-hier soir, aucune de nous deux n'avait envie de conduire jusqu'à mon appartement de Rochester ou de passer la nuit chez les Clairet. D'ailleurs, je ne suis pas certaine que ma tante n'ait pas déjà mis toutes mes affaires dehors et loué l'endroit à quelqu'un d'autre. Lorsque j'ai vu que je resterai plus longtemps que prévu à Clairemont, j'ai contacté mon patron pour prendre ces quelques jours de congé qu'il me devait mais je ne tenais pas à prévenir qui que ce soit d'autre de mon absence. Je n'avais pas besoin d'entendre leur voix ou de devoir répondre à leurs questions.

Quoiqu'il en soit, Cléa a un double des clés de l'appartement de Maxime. Etant donné que son occupant est à l'hôpital, il est vide pour le moment. L'endroit se situe juste au-dessus du café et même si ce n'est pas très grand, on peut facilement y vivre à deux pour quelques jours. Lorsque Cléa m'a proposé d'y passer la nuit, j'ai hésité pendant un moment. J'avais vraiment l'impression de violer l'intimité d'un pauvre garçon qui venait d'échapper à la mort mais Cléa a balayé mes scrupules d'un revers de la main. Elle pensait qu'après les propos qu'il avait tenus lors de la fête et la façon dont il m'avait ouvertement déclaré la guerre, il nous devait bien ça. J'aurais pu objecter que sa nouvelle alliance avec Julia et sa franche hostilité à mon égard étaient de bonnes raisons pour que je ne dorme pas dans son lit mais à vrai dire, j'étais lasse et fatiguée. Je voulais juste retrouver un endroit calme et sûr et essayer de dormir alors, j'ai accepté. Ma seule condition était que Cléa me laisse le canapé.

-On aurait dû partir pour Rochester lorsqu'on en avait encore l'occasion, dis-je.

Cléa acquiesce en silence, le regard perdu dans le vide. Evidemment, je sais qu'elle n'a pas écouté un seul mot. Ses traits sont tirés et des cernes d'un violet profond s'étendent sous ses yeux. Bien sûr, elle a l'air épuisée. Bien sûr, elle est à bout. Comment pourrait-il en être autrement ?

Hier, nous avons passé la journée enfermées ici, à ressasser nos angoisses et à tenter de nous préparer pour les jours à venir. Je crois que ça a eu pour seul effet de nous rendre encore plus paranoïaques que nous l'étions déjà. Enfin, surtout Cléa. Elle n'a cessé de répéter que je connaissais pas ces gens, que je ne savais pas de quoi ils étaient capables s'ils pensaient que je pouvais être nocive pour leur village et leurs petites vies. Elle avait lâché ce mot, nocive, et depuis je n'arrivais pas à l'oublier. Est-ce vraiment ce que je suis ? Une pauvre fille nocive et dangereuse pour tout son entourage ?

J'essaye de ne pas m'apitoyer sur mon sort et de relativiser, mais le manque de sommeil rend ma tâche beaucoup plus complexe. Je me sens tout à fait incapable de fermer l'œil et de me reposer pour quelques heures. Mon esprit refuse de me laisser en paix. Elles refusent de me laisser en paix. J'ai l'impression que nous cohabitons ensemble depuis toujours, je pensais les connaitre par cœur. Et pourtant, depuis que toute cette histoire s'est mise en place, je ne peux plus les voir de la même manière. En quittant Saint Mathurin, j'ai décidé de ne plus croire en elles et de les oublier. J'ai essayé si fort de les effacer, de me convaincre qu'elles n'étaient pas réellement là... Toute ma vie, je les ai repoussées et j'ai tenté de les faire taire mais aujourd'hui, je me dis que Julia a peut-être raison sur une chose au moins. Et si le seul moyen de m'en sortir, c'était de les accepter et d'apprendre à les écouter ? Je ne pense pas que je possède un don ou qu'elles puissent être une source de pouvoir mais j'aimerais pouvoir les comprendre. J'aimerais pouvoir les contrôler pour finalement les faire taire. Depuis que je me pose ces questions, je ne peux pas m'empêcher d'écouter leurs chuchotements indistincts avec plus d'attention. J'ai trop peur de rater quelque chose d'important, quelque chose qu'elles tenteraient de me dire depuis longtemps.

NoxWhere stories live. Discover now