III

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" Don't get too close. It's dark inside. It's where my demons hide. "

-Imagine Dragons, Demons

Théa

L'hiver est tombé sur Rochester.

La ville me donne l'impression d'être enfermée dans une boule à neige. Le ciel est toujours oppressant et gris, les gens s'entassent dans les rues, se bousculent et parlent trop fort. Depuis que la neige est arrivée, les choses ont empiré. Ici, tout est trop rapide, trop intense et trop bruyant. C'est une petite ville mais après l'extrême tranquillité de ma chambre d'hôpital, j'ai le sentiment d'être à New-York. Tout est froid, gelé, et j'ai le sentiment que le temps s'est arrêté. Et puis, l'hiver est une saison schizophrène : à chaque coin de rue, le blanc immaculé de la neige bataille contre la nuit tombée trop tôt et le manque de soleil. Le pire c'est sûrement ça, cette omniprésence de la nuit, cette impression constante que la lumière ne reviendra pas, que l'obscurité va m'engloutir.

Parfois, le soir, quand je suis allongée dans mon lit et que je n'entends que le ronronnement lointain des voitures et le bruit régulier l'horloge, je les sens revenir. Quelquefois, il est là, penché au-dessus de mon lit, me répétant qu'il ne veut que mon bien. Je peux presque sentir ses mains, son odeur. Je peux presque entendre sa voix. Presque.

Quand à elles, elles se glissent lentement entre les murs, sous la porte. Elles entrent par la fenêtre et m'entourent de leurs bras glacés. Je ne veux pas les sentir alors j'essaye de les ignorer. J'essaye de me convaincre que tout se passe uniquement dans ma tête et que si j'arrive à m'en persuader, elles partiront mais ça ne fonctionne jamais. Elles me chuchotent à l'oreille jusqu'au moment où, épuisée, le sommeil m'envahit. Et là, dans mes rêves, lorsque je n'ai plus le contrôle de moi-même ni la force de les repousser, elles ne me semblent plus aussi menaçantes. Elles ne sont pas amicales, loin de là ; c'est comme si elles ne m'en voulaient pas à moi spécialement. Comme si elles...

—Mademoiselle ? Vous comptez prendre ma commande un jour ?

Je me rends soudain compte de l'homme en costume de l'autre côté du comptoir.

—Je... Oui... Oui, bien sûr. Qu'est-ce que vous désirez ?

Je lui offre mon plus beau sourire pour tenter de me rattraper mais, à la vue de son air renfrogné, ce n'est pas efficace. Je m'applique à lui servir son double expresso en espérant que personne n'aie remarqué ce petit incident. J'ai besoin de ce job, je ne peux pas me permettre de le perdre. Je travaille encore pendant ce qui me semble être une éternité et à dix-huit heures pile, je raccroche mon tablier. La nuit est tombée, le vent balaye mes cheveux dans mon visage et la neige tombe silencieusement, recouvrant tout.

Du café où je travaille jusqu'à mon appartement, il n'y a que dix minutes mais, ce sont les dix minutes les plus longues de ma journée. Je marche vite, la tête baissée, le visage caché dans mon écharpe pour éviter tout contact visuel avec les autres passants. Je ne sais pas ce que je redoute le plus : me faire agresser, qu'elles se mettent à me parler là, au beau milieu de la rue, ou qu'il surgisse de nulle part.

J'enfonce un peu plus mes mains dans mes poches tandis que je traverse la rue. Aujourd'hui, c'est particulièrement calme, j'ai le trottoir pour moi toute seule.

La nuit semble tomber de plus en plus vite. L'obscurité progresse, enveloppe Rochester comme un voile. La neige faiblit mais les nuages eux, sont toujours là. Ils roulent dans le ciel, poussés par le vent froid et vif, et referment le couvercle de la boule à neige au-dessus de moi.

Je resserre les pans de ma veste.

Les lampadaires renvoient une lumière blafarde sur les façades décrépies des magasins, y dessinant des ombres. L'air, chargé de pollution et glacé, me brûle la gorge. Le murmure des télévisions des appartements emplissent la rue.

J'accélère un peu le pas.

Je quitte la rue principale, bordée de magasins, et m'engage dans une autre ruelle. Des immeubles se dressent de chaque côté, créant un passage prêt à m'engloutir. Des poubelles traînent, des chats errants me fixent, tapis dans l'obscurité. Je déteste cet endroit.

Je garde les yeux baissés, ne me retournant à aucun moment.

Soudain, mon pied glisse sur une plaque de verglas et je me rattrape de justesse au mur droit. Mon cœur a bien dû rater un ou deux battement car je le sens tambouriner dans ma poitrine. Un chat, probablement effrayé, surgit de nulle part et détale en me frôlant. Je m'écarte, en jurant, tandis qu'il s'enfuit dans la nuit.

C'est alors que je la vois : une ombre, juste au coin de la rue.

Je me fige, fouillant les alentours du regard. Personne pour m'aider ou me porter secours. Instinctivement, je retiens mon souffle. Je l'ai vue, j'en suis certaine. Je commence à reculer doucement, comme un animal apeuré. Je me concentre et regarde à nouveau. Plus rien.

Tu deviens encore plus folle ma pauvre fille.

Je suis sûre d'avoir aperçu quelque chose.

Comme tu es sûre d'entendre des voix et que des fantômes vivent sous ton lit.

Je fais un pas en avant, je veux être certaine. Je dois vérifier.

Tu préfèrerais qu'il s'agisse d'un violeur ou d'un spectre ?

Je sors mon téléphone et tente d'illuminer la ruelle. L'endroit où je l'ai vu est trop loin, je dois me rapprocher. Je fais un autre pas en avant. La lumière de mon portable glisse sur les murs.

Tu ferais mieux de retourner te faire interner.

Là. Juste là, elle a bougé.

Je ne suis pas folle.

Je me retourne, j'enfonce mon portable dans ma poche et me mets à courir le plus vite possible. Je trébuche, manque de tomber et me rattrape au dernier instant. Je tente d'accélérer tandis que ma respiration forme des petits nuages devant moi et que ma gorge me brûle. La rue me parait sans fin. Les immeubles semblent se refermer sur moi. J'entends des bruits de pas derrière moi, des bruits de course, des bruits de souffle.

Une ombre n'a pas de souffle.

Je suis presque au bout de la ruelle. Je fais de plus grandes foulées et surtout, je ne me retourne pas. Je tourne à droite, mon appartement est tout proche. Elle est là. Je la sens et l'entends. Elle me suit.

Tout en courant, je fouille les poches de ma veste en quête de mes clés. J'arrive à peine à respirer. Je trébuche à nouveau et les fais tomber. Je m'arrête alors brutalement. Il fait trop noir, je ne les trouve pas. Mes mains tremblent.

Sois plus rapide Théa, elle est là.

Je mets enfin la main dessus. Trois secondes se sont transformées en trois heures. Je me relève et me remet à courir. Plus vite, j'y suis presque. Je ne regarde pas derrière moi. J'atteins la porte de mon immeuble. Les clés vibrent entre mes doigts et je ne trouve pas la serrure.

Relève la tête.

Je regarde dans la rue. L'ombre est là. Toute proche.

Game Over.

Je parviens enfin à ouvrir la porte. Je la tire d'un coup sec, priant pour qu'elle ne me résiste pas. Je suis à bout de souffle. Je m'engouffre alors dans le bâtiment et avant que la porte ne se referme derrière moi, une voix retentit dans la rue.

-Théa, attends !

Dans la foulée, je monte les escaliers quatre à quatre et bataille avec la porte de mon appartement.

La voix. Sa voix.

Une fois à l'intérieure je m'écroule sur le sol. Ma respiration est laborieuse et mes joues striées de larmes. Je glisse ma tête entre mes genoux. C'est impossible.

Les ombres n'ont pas de voix Théa. Les souvenirs non plus.

NoxTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang