Décembre 2003

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Au cours de mon existence, de nombreuses âmes ont attisé ma curiosité. Des vagabonds démunis aux plus grands rois de ce monde, les hommes et les femmes qui sont parvenus à me regarder dans les yeux sans ciller n'ont pu qu'attirer mon attention. Lorsque l'une de ces occasions se présente, je ne peux m'empêcher de considérer durant un instant, ces simples mortels comme mes égaux. Après tout, si elle n'était pas l'une de mes fidèles amies, ne baisserais-je pas moi-même les yeux devant la Mort ? Si je n'étais fait que de chair et d'os, ne plierais-je pas un genou devant la jalousie et le désir ? Si je n'étais plus qu'un homme, serais-je capable d'affronter aussi bravement le fardeau que je représente ?

Etre un humain est une tâche, ô combien difficile, que tous ne parviennent pas à accomplir. Selon moi, vivre demande un certain talent dont peu d'entre vous ont hérité. Mais ne vous en faites pas, en aucun cas je ne vous blâme. Comment le pourrais-je ? Dès votre plus tendre enfance, mon devoir consiste en partie à étouffer ce désir et cette soif de vie. Malgré moi, je dois sans cesse vous pousser au doute et au désespoir.

Ne me jetez pas ces regards assassins ! Soyez donc indulgent, ma nature ne dépend en aucun cas de ma volonté. Et voyez-vous, je ne suis composé que de cet instinct, cette fonction primaire. Parfois je vous envie, vous le saviez ? J'aimerais pouvoir devenir quelqu'un d'autre, changer d'identité comme bon me semble, e plus voir la vie en noir et blanc mais créer un de nouvelles teintes de gris N'est-ce pas là aussi l'un des arts d'être humain ? Grandir, évoluer, se tromper, apprendre... Rendez-vous compte de cette infinité qui s'offre à vous ! Vous pouvez devenir qui vous désirez et modifier votre vie en un simple petit claquement de doigt. La modifier ou tout simplement la clore.

Je voudrais vous parler d'une de ces âmes ayant réussi à me toucher, d'une de ces femmes pleines de courage et de bonté qui a décidé de prendre son destin fermement en main. Elle était d'une telle bravoure qu'elle a décidé d'y mettre un terme par elle-même. Comme j'ai pu vous le faire comprendre, je ne vois en aucun cas cela comme un acte de lâcheté ou d'égoïsme mais plutôt, dans le cas présent, comme un ultime geste héroïque. Abandonner la vie c'était aussi pour elle renoncer au droit d'être heureuse et d'espérer, à la chance de voir son enfant grandir entre ses bras. Certes, il faut être courageux pour vivre mais il faut l'être bien plus encore pour mourir.

Vous savez, ce qui me désole le plus dans cette tragédie ? C'est que le sacrifice de cette mère n'aura servi à rien. Elle ne sera pas parvenue à sauver sa fille. Pleine de naïveté et d'envie de faire confiance aux personnes qui l'entouraient, elle s'est jetée à corps perdu dans un piège qui n'attendait qu'elle. Elle aurait pu rester en vie et continuer à se battre si l'on ne lui avait pas passé la corde autour du cou. Peut-être aurait-elle fini par comprendre qui elle était et quelle était la guerre qui faisait rage en elle ? Si seulement elle avait été plus forte et moins seule. Si elle s'était accordé un peu plus de temps. Si.

Toutefois, malgré votre envie de changer les évènements, de revoir et gommer les défauts de l'Histoire, vous êtes ici tout aussi impuissant que je ne le suis. Nous ne pouvons plus agir, mon ami, et je crois bien que nous n'avons, en réalité, jamais pu. Je ne suis pas responsable si elle se nourrissait de moi comme d'une drogue et m'invoquait comme un dieu tout puissant, si elle ne parvenait pas à me laisser m'échapper. Il m'a fallu du temps pour le comprendre mais aujourd'hui, sa mort ne pèse pas sur ma conscience. Je n'ai fait que mon travail. Elle ne fut ni la première, ni la dernière. Cependant, à défaut de pouvoir changer les choses, je pense qu'il est primordial de se souvenir.

Ce soir-là, j'étais présent. Relégué dans un petit coin de la pièce, j'avais dû léguer ma place à la résolution qui emplissait tout l'espace. A mon plus grand étonnement, elle ne m'avait pas invoqué dans ses derniers instants. La jeune femme perdue s'était transformée en guerrière déterminée, prête à en finir. Je me suis dit qu'elle n'avait jamais été aussi belle et aussi forte, comme si l'approche de la fin révélait enfin sa nature profonde. Comme si en mourant, elle allait commencer à vivre pour de bon.

Lorsqu'elle installa un tabouret au centre de la pièce, ses jambes manquèrent de se dérober sous elle. Je crû alors apercevoir un éclat de doute transpercer sa poitrine. Peut-être l'avais-je imaginé car ensuite, elle se contenta de prendre une grande inspiration et de s'emparer d'une épaisse corde.

Au moment où elle posa un pied sur sa propre potence, deux grands yeux verts lui apparurent. Elle vit de belles boucles brunes et des petites joues roses où se creusaient deux fossettes. Elle entendit un éclat de rire suivi d'un mot qui lui brisa le cœur.

Maman.

Elle se rappela alors qu'elle ne serait plus jamais ni mère, ni épouse, ni fille, ni femme. Elle ne serait plus qu'un nom gravé dans la pierre, un sourire figé sur du papier brillant. Un tas de cendre. Elle ne serait plus rien. Elle glissa son doigt sur la matière rugueuse et frissonna.

Quant à moi, je me faisais violence pour ne pas l'approcher malgré les supplications qu'elle m'envoyait. Si elle devait mourir, je voulais qu'elle le fasse en étant fière et forte. Je voulais plus que tout qu'elle se batte une dernière fois.

Elle passa la corde autour de son cou frêle et pâle. Ses mains tremblaient et elle dût s'y reprendre plusieurs fois pour y parvenir.

Ce furent alors un millier d'épines de douleur qui se plantèrent une à une dans son cœur.  Les mêmes questions revirent la hanter comme elle le faisait depuis si longtemps.

Est-ce la bonne solution ?

Ma mort sauvera-t-elle mon enfant ?

Comment puis-je l'abandonner ?

Quelle femme sera-t-elle ?

Que suis-je ?

Qui suis-je ?

Elle pensait connaître les réponses à toutes ces interrogations. Elle les ressassait chaque nuit lorsqu'elle ne trouvait pas le sommeil.

C'est le seul moyen.

Morte, je ne pourrai lui faire de mal.

Elle sera mieux sans moi.

Une femme exceptionnelle.

Une personne qui ne mérite pas la vie.

Je ne sais plus.

Ses doigts fins et délicats serrèrent le nœud d'un coup sec. Elle cligna des yeux, agacée,  pour chasser quelques larmes.

J'aurais aimé lui apporter mes réponses à ces questions qui la torturèrent jusqu'au dernier instant. Peut-être aurais-je pu la sauver ?  Peut-être m'aurait-elle écouté ? Mais, voyez-vous, les êtres comme moi ne peuvent s'adresser aux hommes comme vous. C'est impossible. Si je n'avais été qu'un simple mortel, j'aurais pu tenter de la résonner. Pour une fois, j'aurais pu sauver une vie au lieu de la détruire.

Je savais qu'elle ne pouvait m'entendre et pourtant, j'hurlais de toutes mes forces. Encore et encore. Jusqu'au moment où, d'un mouvement leste, elle plongea dans le vide. L'air quitta ses poumons, ses pieds s'agitèrent un instant puis, sa si jolie nuque se brisa.

Lorsque la Mort se pencha sur son corps pour récupérer son âme, je pu apercevoir la dernière image qu'elle emportait avec elle. Yeux verts, boucles brunes, fossettes.

Maman.

Je crus alors entendre mon cœur se briser. Un cœur de glace, de pierre et de fumée, certes, mais tout de même un cœur.  Pour la seconde fois au cours de mon existence, je souffrais. Je me sentais humain.

Face au spectacle de sa mort, je me sentais vivant.

NoxWhere stories live. Discover now