Une recette imprévue

~35~

                       Le soleil tape doucement contre la verrière. La terrasse est encore calme, à cette heure où la ville n'a pas encore fini de se réveiller. Juste quelques passants, des bruits de tasses, le froissement d'un journal, le cliquetis d'une cuillère contre une soucoupe.
Je lève les yeux.
Liv est là. En face de moi. Pas dans une cuisine. Pas dans son élément ultra-maîtrisé. Juste là, assise à une table ronde un peu bancale, en train de lisser une serviette en papier sans s'en rendre compte.
Et bon sang... elle est belle.
Pas seulement physiquement - même si je pourrais passer des heures à observer les nuances de son visage, cette façon qu'elle a de froncer les sourcils quand elle est concentrée, ou ce regard qu'elle détourne parfois, comme si elle doutait d'avoir le droit d'être regardée.
Mais belle de présence.
Belle dans ce silence qu'elle rend apaisant, pas pesant. Belle dans cette façon de me regarder sans jamais trop en faire. Belle, simplement.
Tsuki est installé sur mes genoux. Enfin, installé est un mot généreux. Il a pris possession de mes cuisses, de mes bras, de mon cœur. Il me regarde comme si j'étais la seule personne au monde capable de comprendre exactement le nombre de caresses nécessaires à son bonheur.
Je suis flattée. Et totalement conquise.
- Tu sais qu'il m'a à peine regardée ce matin ? Me dit Liv en sirotant son cappuccino.
Je lève les mains, faussement désolée.
- Que veux-tu, j'ai des talents secrets avec les chiens.
Je me penche vers Tsuki.
- C'est vrai mon grand ? Tu es tombé amoureux, hein ?
Il pousse un petit bruit satisfait, ferme les yeux et pose sa tête contre ma poitrine. Liv secoue la tête, amusée.
- Il va falloir que je partage son affection maintenant.
- Oh, maintenant ? Je crois qu'il a pris sa décision dès notre première rencontre, tu sais.
- Hm. Je vois. Trahison instantanée.
Elle sourit. Ce sourire discret, presque timide, qui la rend encore plus irrésistible. Elle remue doucement la cuillère dans sa tasse, et ses yeux - ceux que je n'arrive toujours pas à arrêter de regarder - captent brièvement les miens.
Il y a un silence.
Pas gênant.
Un de ceux qui pourraient durer. Mais je veux qu'elle sache.
Je pose une main sur la table, près de la sienne. Pas dessus. Pas contre. Juste assez proche pour qu'elle sente.
- Je suis vraiment contente que tu aies accepté de venir, je dis doucement.
Elle hoche la tête, regarde ma main, la sienne, puis moi.
- Moi aussi.
Un souffle.
- J'avais... un peu peur.
Je souris.
- De moi ?
- De... ce que je pourrais ressentir, je crois.
Je retiens mon souffle un instant. Puis j'ose.
- Et maintenant ? Tu ressens quoi ?
Elle me regarde longuement. Le temps ralentit un peu. Même Tsuki, comme s'il avait compris, ne bouge plus.
Elle répond sans détourner les yeux.
- Que j'ai bien fait de venir.
Et c'est étrange comme cette simple phrase suffit à me remplir. Je me sens... paisible. Moi, Jenna Ortega, toujours pressée, toujours entre deux avions, deux tournages, deux urgences. Là, maintenant, je suis juste là. Avec elle.
Le serveur arrive avec nos viennoiseries. Deux croissants, un pain au chocolat et un petit pot de confiture à la framboise.
- Si tu me dis que tu n'as jamais trempé un croissant dans ton café, je pars maintenant, je plaisante.
Liv lève un sourcil.
- Jamais.
- Quoi ?!
- C'est un crime contre le feuilleté. Et la température parfaite du beurre.
- Ok. On va devoir te rééduquer, cheffe Hemerson.
Je coupe un morceau de croissant et le trempe sans vergogne dans mon cappuccino. Elle me regarde, faussement outrée. Puis elle rit. Un vrai rire. Pas un souffle. Pas un petit sourire. Un rire.
Et ce son-là, je pourrais le garder dans une boîte en verre et l'ouvrir chaque matin.
Je sens sa jambe frôler la mienne sous la table. Rien d'intentionnel. Ou peut-être que si. Mais je ne recule pas. Et elle non plus.
Tsuki s'étire sur moi, comme s'il était le garant silencieux de ce moment suspendu.
Et moi...
Je ne veux pas que ça s'arrête.