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                Il y a dans son regard, une attente douce. Pas une exigence. Pas un besoin. Juste cette envie rare et précieuse d'être là. Avec moi.

Et, sans vraiment réfléchir, je demande :

- Vous voulez cuisiner avec moi ?

Ses sourcils se lèvent, surpris, presque amusés. Elle éclate d'un petit rire, celui qu'on n'entend pas souvent à la télévision. Celui qui vient sans calcul.

- Je ne vais pas mentir... j'ai un peu peur de faire exploser votre cuisine.

- Je suis là pour surveiller, je souris.

Puis, plus sérieusement :

- J'ai toujours pensé que l'on apprend plus en faisant qu'en parlant.

Elle incline la tête.

- D'accord. Je suis à vous, cheffe.

Ce mot dans sa bouche me fait quelque chose. Mais je le cache. Je vais chercher mon ancien tablier, un peu trop large pour elle. Je le tends, et elle l'enfile maladroitement, les sangles croisées, les attaches pas bien nouées. Je m'approche. J'effleure son dos. Mes doigts remettent le tissu en place, font un nœud solide. Elle ne bouge pas. Je sens sa respiration, son odeur. Elle sent quelque chose entre le jasmin et le feu de bois.

Je me recule.

- Quel aliment vous aimez le plus ?

Elle n'hésite qu'une seconde.

- L'avocat.

Je souris. Évidemment.

- Parfait. Je sais exactement quoi faire.

Je sors les ingrédients : avocat bien mûr, radis croquant, citron vert, coriandre fraîche, piment doux, œufs de saumon, pain noir. Je pose tout sur le plan de travail. Elle me regarde faire, concentrée, les mains encore crispées contre son tablier.

- Première leçon : on goûte tout.

Je coupe un petit morceau d'avocat, le lui tends. Elle goûte.

- Fondant...

- Trop ?

- Non. Juste ce qu'il faut.

Elle sourit. Je sens que ça l'amuse, de rentrer dans mon monde. Je prends un couteau et lui montre le geste.

- Coupez en deux. Doucement. Suivez la ligne du noyau. Là.

Elle s'exécute. Mais elle va trop loin, la lame dérape un peu sur le bord du fruit. Elle fait une grimace.

- Aïe. J'ai tué l'avocat ?

- Pas encore, je dis en retenant un sourire. Je m'approche, reprends sa main, plus naturellement que je ne l'aurais cru possible.

- Regardez. C'est un peu comme un crayon : vous n'appuyez pas. Vous accompagnez.

Je guide son poignet. Ma main posée sur la sienne. Sa peau est chaude. Lisse. Un peu tremblante. Je ne dis rien. Je retire ma main.

- C'est plus facile quand vous le faite, murmure-t-elle.

- C'est toujours plus facile quand on regarde quelqu'un d'autre le faire.

Je continue de lui expliquer, étape par étape. Elle émince les radis, pas toujours régulièrement, mais avec une volonté touchante. Quand elle veut trop bien faire, elle plisse les yeux, se penche un peu trop... et je la vois froncer les sourcils avec une intensité presque comique.

- Vous voulez que je fasse cette partie ? je demande en riant doucement.

- Non ! Je suis concentrée.

Elle tranche un radis de travers. Le regarde, le repose avec un air coupable.

Je ris.

Elle aussi.

Et c'est là que je comprends : je ris vraiment.

Pas un rire poli. Pas un souffle amusé. Un vrai rire. Léger. Inattendu.

Elle relève les yeux vers moi, ravie de sa victoire.

- J'ai fait rire la grande Liv Hemerson. C'est un exploit en soi, non ?

Je ne répond pas. Je me contente de hocher la tête.

Elle termine la découpe, et je l'aide à dresser l'assiette : un toast de pain noir grillé, écrasé d'avocat citronné, les tranches de radis en éventail, quelques œufs de saumon par-dessus, des feuilles de coriandre et un filet d'huile d'olive infusé au piment doux. 

Elle regarde l'assiette, presque fière.

- C'est magnifique, dit-elle.

- C'est simple. Mais quand c'est fait avec attention, ça suffit.

Elle me regarde, longtemps.

- J'aime beaucoup cette idée.

Elle marque une pause.

- Vous êtes toujours comme ça ?

Je fronce un peu les sourcils.

- Comme ça comment ?

- En équilibre parfait entre douceur et feu ?

Je détourne les yeux. Mais je souris.

- Mangez maintenant. Ce serait dommage de gâcher l'avocat, dis-je, pour couper court.

Elle s'exécute. Elle goûte. Elle ferme les yeux.

Et je la regarde.

Sans bouger.

Sans masque.

Elle est entrée dans ma cuisine.

Et sans le savoir, dans autre chose aussi.

Une recette imprévueWhere stories live. Discover now