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                  Dès que je passe les portes de l'Institut, quelque chose en moi se redresse. Une tension familière, ancienne. Un mélange d'exigence et de mémoire.

C'est ici que tout à commencé. Mes premiers couteaux. Mes premières blessures. Mes premières victoires. Et surtout, mes premières chutes.

Aujourd'hui, c'est moi qu'on attend. 

Pas comme élève. Mais comme Cheffe.

Une trentaine d'étudiants m'attendent dans la grande cuisine pédagogique. Leurs regards sont déjà accrochés à moi avant même que je ne parle.

Ils savent.

Dans ce monde-là, je n'ai pas besoin d'être présentée.

Je pose ma mallette sur le plan de travail en inox, ouvre les fermetures d'un geste précis. J'entends les chuchotements s'éteindre. La tension monte. Ils veulent voir. Ils veulent apprendre. Ils veulent comprendre ce que je fais et que eux, ne savent pas encore faire.

Je lève les yeux.

- On commence.

Ma voix est calme. Pas autoritaire. Mais elle suffit.

Je déroule le programme du jour : maîtrise du végétal et équilibre acidité-salinité. Je sais que ça les intrigues. Ça les sort de la viande saignante et des sauces lourdes. Parfait. Je suis venue pour ça.

Je choisis une courgette. Une simple courgette. Et je leur montre comment la sentir. Comment l'abîmer le moins possible. Où la couper. Pourquoi. Ce que ça change. Ce que ça raconte.

- On ne découpe pas un légume pour le couper, je dis en déposant les tranches sur une plaque. On le découpe pour en révéler quelque chose. Un rythme. Une respiration.

Ils notent. Certains filment. D'autres, plus attentifs, ne me quittent pas des yeux. Ils veulent tout capter. Chaque geste. Chaque inflexion.

Et moi, je suis dans mon élément. Je parle peu. Je montre. J'explique en actes. Je rectifie leurs postures, leur façon de tenir un couteau, d'effleurer la matière. Je les fais recommencer. Encore. Et encore. Mais toujours avec mesure. Je n'humilie jamais.

On me l'a trop souvent fait. Moi, je corrige. Et j'exige.

Mais je n'écrase pas.

Un des jeunes, un peu trop sûr de lui, tente une découpe trop rapide. La lame ripe. Rien de grave, mais le geste était arrogant. Je m'approche.

- Tu n'impressionnes personne ici en allant vite.

Je prends sa main, replace ses doigts.

- Montre que tu sais écouter avant de vouloir dominer.

Il baisse les yeux. Hoche la tête. Et recommence. Lentement.

Mieux.

Je poursuis le cours. Les assiettes se montent. Une à une. Je circule. J'observe. Je corrige.

Et je sens les regards.

Toujours.

Pas seulement les regards d'admiration technique. Mais ceux... plus silencieux. Plus persistants.

On m'a déjà dit que j'étais magnétique. Que mon style androgyne, ma posture droite, mon mutisme, attiraient. Je n'y crois pas vraiment. Mais je sais que ça existe.

Je le vois, dans les yeux de plusieurs jeunes femmes ici. Cette intensité particulière. Pas déplacée. Pas insistante. Mais là.

Et ça me glisse dessus. Comme toujours.

Parce qu'aucun de ces regards ne me trouble. Pas comme le sien.

Je pense à Jenna. Involontairement.

Je revois ses doigts maladroits sur le radis. Son rire quand elle a raté la découpe. La manière dont elle m'a regardée, comme si j'étais plus qu'une cheffe. Comme si j'étais... quelqu'un.

Un élève m'interpelle.

- Cheffe, vous pouvez vérifier mon dressage ?

Je me reprends. Hoche la tête. Je me penche. Je commente. Je redeviens Liv Hemerson. La rigueur. Le silence. L'autorité douce. Mais quelque part...

Quelque part en moi, une partie ne m'obéit plus totalement.

Et... je n'ai pas peur.

Une recette imprévueWhere stories live. Discover now