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Le jour n'a pas encore commencé pour le reste du monde, mais pour moi, il est déjà bien avancé.

Il est dix heures du matin, et dans les entrailles de mon restaurant, la cuisine palpite comme un cœur sous tension. Les casseroles sont alignées comme des soldats. L'odeur du bouillon dashi monte lentement, se mêle aux notes d'agrumes qu'Anaïs est en train de râper. La radio ne passe rien de bon, alors je l'ai éteinte. Ici, c'est le silence qui commande. Un silence habité par les gestes sûrs, les coups de couteau nets, les chuchotements de flammes sous les poêles.

Ma brigade sait ce que j'attends. Pas besoin de hurler. Un regard suffit. Un froncement de sourcils, une main levée, un "stop" murmuré avec une précision chirurgicale. Je n'ai jamais cru au pouvoir des cris. On cuisine mieux quand on respire, pas quand on sursaute.

Je circule entre les plans de travail, mains croisées dans le dos, en observatrice attentive. Matteo prépare les Saint-Jacques, qu'il tranche avec une précision presque sensuelle. Je le regarde faire et hoche la tête, satisfaite.

- Coupe un peu plus fin pour les quatre premières, je glisse doucement en passant près de lui. On a un client qui ne supporte pas la texture trop dense.

Il ne répond pas, il s'exécute. Il sait que je n'oublie rien.

Plus loin, Myriam est sur la sauce au vin rouge. Trop acide. Je le sens avant même d'y goûter. J'approche, trempe une cuillère, la porte à mes lèvres.

- Une minute de réduction de plus. Et un peu de sucre, mais pas n'importe lequel. Prends le muscovado.

- Oui, Cheffe.

Elle a le ton ferme, le regard concentré. Elle m'aime bien, je crois. Ou alors elle aime que je ne la traite jamais comme un simple maillon. Ici, personne n'est un pion. Même les stagiaires. Enfin... sauf quand ils oublient de saler l'eau des pâtes. Là, il redeviennent stagiaires.

Le service approche. Tout s'accélère.

Les plats s'enchaînent comme des partitions. Un filet de rouget en croûte d'herbes, purée de panais au yuzu. Des raviolis ouverts farcis de langoustine, écume de citron kaffir. Et ma création du moment : un millefeuille de betterave et foie gras, servi tiède, avec une vinaigrette au cassis. Un ovni dans l'assiette. Les critiques se déchirent dessus. Certains adorent. D'autres ne comprennent pas. Moi, je ne cuisine pas pour être comprise. Je cuisine pour faire réagir.

Quatorze heures trente. Le dernier dessert part. Un soufflé à la fève tonka avec son cœur glacé au sésame noir. Tout le monde relâche d'un millimètre. Juste un. Pas plus.

Puis vient le moment que je préfère. Le calme après la tempête.

On nettoie. Ensemble. Toujours ensemble. Personne ne quitte la cuisine sans avoir frotté sa station. Je met la main à la pâte. Pas pour le geste - pour le lien. Il y a une forme de respect qui naît dans le savon, la sueur et les chiffons trempés. Une hiérarchie silencieuse, mais vivante.

Quand tout brille, je les regarde tous, un à un, et je dis, comme chaque jour :

- Merci pour aujourd'hui.

Ils savent que ce n'est pas une formule. C'est sincère. Et ils me répondent, à l'unisson, un "merci Cheffe" qui me touche plus que n'importe qu'elle étoile.

Je quitte le restaurant vers seize heures. Je remonte la rue, mains dans les poches de mon trench beige, cheveux encore humides du coup de douche rapide d'après-service. On me reconnaît parfois dans le quartier, mais ici, on me laisse tranquille. Le 7e arrondissement a ce raffinement discret qui me plaît. J'habite à deux pas du Champs-de-Mars, dans un appartement clair, épuré, avec un parquet en chevron et des fenêtres à guillotine. Rien d'exubérant. Juste ce qu'il faut.

Et surtout : il y a lui.

Quand j'ouvre la porte, il m'attend déjà derrière. Une petite boule de poils feu et crème, la queue frétillante, les oreilles en alerte.

- Salut, Tsuki.

Tsuki. Cadeau improbable d'un client japonais qui, un soir de février, après un dîner en douze temps et quelques larmes d'émotion, a juré que ma cuisine lui avait rappelé celle de sa mère. Une semaine plus tard, un petit Shiba Inu de deux mois m'attendais dans un panier, au pied de ma porte, avec un mot griffonné : "Pour que vous ne soyez jamais seule. Tsuki prendra soin de vous"

J'ai d'abord refusé de m'y attacher. Je n'ai pas le temps pour les attaches. Et puis... il m'a regardée. Juste regardée. Comme s'il savait déjà que je mentais.

Maintenant, il dort à mes pieds quand je lis. Il me suit jusque dans la salle de bain. Il connaît les bruits de la cuisine mieux que n'importe quel humain.

Je m'affale sur le canapé, il grimpe sur mes genoux. Et pour la première fois de la journée, je respire un peu. Juste un peu.

Demain, tout recommencera.

Mais pour l'instant, j'ai Tsuki, un silence paisible, et l'odeur d'un reste de curry maison qui m'attend dans le frigo.

Et c'est presque suffisant.

Une recette imprévueWhere stories live. Discover now