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Le silence après le service est toujours particulier.


Ce n'est pas un vrai silence. Pas vraiment. C'est un murmure de casseroles qui refroidissent, de brûleurs qu'on coupe, de pas lents et feutrés sur le carrelage humide. Mais pour moi, c'est une respiration. La toute première depuis plusieurs heures.

Je me tiens debout, près du passe, les mains encore posées sur l'inox tiède, observant les assiettes vides que l'on débarrasse une à une. L'équipe est concentrée, efficace, encore dans l'élan de la soirée. Il y a eu zéro accro. Pas une cuisson ratée. Pas un regard fuyant.

Un sans-faute.

Et pourtant... je ne ressens pas la satisfaction que je devrais.

Peut-être parce que j'ai vu leurs visages, là-bas, dans la salle, à travers l'ouverture discrète entre les rideaux. J'ai vu leurs réactions. Les rires. Les silences aussi. Les regards échangés entre les  bouchées. Et elle, surtout. Cette jeune femme brune, magnifique, avec une gestuelle précise, des yeux attentifs. Son expression après la première entrée. Ce regard suspendu, presque troublé. Elle ne sait pas que je la regardais. Mais elle m'a saisie.

Je secoue la tête. Je n'ai pas à penser à ça.

Le maître d'hôtel entre dans la cuisine, aussi propre et calme qu'à son arrivée. Il se tient droit, mais son regard est hésitant. Il n'avance pas tout de suite. Il sait que je n'aime pas les interruptions inutiles.

- Qu'y a-t-il ? je demande, sans même me retourner complètement.

- Ils aimeraient... vous voir, Cheffe. Vous remercier.

Je laisse échapper un soupir, sec, automatique.

- Tu sais ce que je pense de ça.

- Je sais, répond-il avec cette délicatesse dans la voix qui me met toujours sur mes gardes. Mais... ce sont des gens sincères. Ce ne sont pas des curieux. Il y a Mélanie Laurent, notamment. Et une actrice américaine qui a été particulièrement touchée. Jenna Ortega, je crois.

Je fronce légèrement les sourcils.

Le nom me dit quelque chose. Une de ces jeunes actrices adulées par le monde entier. Ce n'est pas censé m'impressionner. Et pourtant... quelque chose en moi réagit. Je ne sais pas pourquoi.

- Ça n'a jamais été mon rôle d'aller en salle. Mon travail se fait ici. Je ne suis pas une image. Je suis une main.

Il hoche la tête. Il ne proteste pas. Mais il ne bouge pas non plus.

Derrière lui, Matteo s'arrête dans son mouvement. Myriam aussi. Je sens leurs regards se poser sur moi.

- Cheffe, lance doucement Anaïs, vous pourriez faire une exception. Juste une fois.

Je tourne lentement la tête vers elle. Elle ne recule pas. Au contraire. Il y a de la tendresse dans ses yeux. De l'admiration aussi. Mais pas une once de pression.

- Vous avez vu leurs têtes ce soir ? ajoute Matteo avec un demi-sourire. C'était comme s'ils voyaient des étoiles dans leurs assiettes.

- Ils étaient émus, dit Myriam. Ce serait dommage de ne pas recevoir. Vous le méritez.

Je serre la mâchoire. Ce genre de phrase me crispe toujours. Le mérite. Comme si les compliments étaient une récompense. Je ne cuisine pas pour être applaudie. Je cuisine parce que c'est ce que je sais faire de mieux. Ce qui me tient debout. Ce qui me rend vivante.

Et pourtant...

Je regarde mes mains. Mes doigts tachés de sauce, mes ongles courts, mes poignets fatigués. Et je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose en moi... cède.

Peut-être parce que je suis fatiguée de me cacher. Peut-être parce que je suis curieuse. Ou peut-être juste... parce que ce soir, il y a une voix intérieure qui murmure "vas-y".

Je retire mon tablier. Je le pli avec soin, le pose sur le bord du plan de travail. Ma veste est encore impeccable. Mon nom en or sur la poitrine.

Je lisse le tissu. Je redresse les épaules.

- D'accord. Mais je ne reste pas longtemps.

Un silence surpris - presque solennel - s'installe dans la cuisine.

- Bien Cheffe, dit le maître d'hôtel, soulagé. Je vais les prévenir.

Il s'éclipse. Je reste immobile.

Quelques secondes encore.

Juste le temps de respirer.

Juste le temps de me dire que ce n'est qu'une fois.

Et que ce n'est rien d'autre qu'un dîner. Rien de plus.

Mais alors... pourquoi est-ce que mon cœur bat comme si j'allais monter sur scène ?

Une recette imprévueWhere stories live. Discover now