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                     Je ne sais pas si c'est le vin rouge, le blanc ou le champagne. Ou peut-être l'enchaînement parfait des plats. Mais je me sens légère. Bien. Comme suspendue entre deux dimension.

Le repas touche à sa fin, et autour de cette grande tablée, tout le monde rayonne.

Trois entrées. Deux plats. Un dessert.

Un crescendo savamment orchestré.

Un repas digne des Dieux.

Il y a eu cette déclinaison autour de la courge en deuxième entrée - rôtie, en purée, en chips, accompagnée d'une mousse au chèvre frais et d'un caramel salé au romarin. Puis ce filet de pigeon rôti, nappé d'une sauce cacao-porto, servi avec une purée de céleri si fine qu'elle semblait fouettée par les nuages. Et enfin, le dessert... un dôme noir lustré, posé sur un socle croustillant, qui, à la cuillère, révélait un cœur fondant à la poire. Poire pochée au jasmin, rien que ça.

Et le champagne... Mon Dieu.

Sec, floral, presque aérien. Une fin en apothéose.

Tout le monde applaudit. Littéralement. Comme au théâtre. Certains tapent des mains, d'autres rient, s'embrassent, se font resservir un verre. C'est la fête sans prétention, le bonheur brut. Celui qui naît du partage et des sens comblés.

Et moi... je n'ai qu'une idée en tête.

Qui ?

Qui a imaginé ce repas ?

Qui a pensé à cette cuisson-là, à ce contraste, à cette simplicité qui bouleverse ?

Je me tourne vers Mélanie. Elle me devance, évidemment.

- Bon. Cette fois, je ne repars pas sans la voir.

- La Cheffe ?

- Oui. Liv Hemerson. Tu ne peux pas faire un repas comme ça et disparaître dans la nuit. Ce serait presque cruel.

Elle se lève. Je la suis sans réfléchir. Les autres aussi.

Le maître d'hôtel, toujours aussi impeccable, s'approche avant même qu'on ait le temps de le chercher. Il a ce petit regard anticipateur de ceux qui savent que l'inévitable vient d'arriver.

- Excusez-moi, messieurs dames. Souhaitez-vous un digestif ?

- Non, répond Mélanie avec un sourire poli mais ferme. On aimerait voir la Cheffe. La remercier. C'était... incroyable.

Le maître d'hôtel esquisse une courbette. Il baisse légèrement les yeux. Il connaît la partition.

- La Cheffe Hemerson... ne se montre jamais en salle.

- Jamais ? insiste un des producteurs.

- Jamais, répète-t-il, avec un soupçon d'embarras dans la voix. Elle est très... discrète. Sauf lorsqu'il s'agit de critiques gastronomiques. Ou d'inspections.

Mélanie croise les bras, lentement.

- Je suis peut-être moins redoutable qu'un critique... mais je suis une cliente fidèle. Et très émue par ce que je viens de vivre.

- Et moi, j'ajoute en m'approchant, je suis... sincèrement bouleversée. Je crois que je n'ai jamais goûté quelque chose d'aussi fin, d'aussi maîtrisé. C'est... c'est plus qu'un dîner. C'est une expérience.

Le maître d'hôtel pince légèrement les lèvres. Il est pris entre deux mondes : la loyauté envers la Cheffe Hemerson... et la ferveur sincère d'une salle conquise.

Il incline la tête.

- Je vais... transmettre votre demande.

Il s'éloigne, dignement. Mais dans sa posture, il y a un doute. Un espoir. Un tremblement presque imperceptible.

Je reste debout. Mon cœur bat un peu trop fort. Pourquoi suis-je aussi nerveuse ? Je ne suis pas fan d'elle. Je ne l'ai jamais vue. Mais je sens... quelque chose. Comme si un fil invisible s'était tendu entre sa cuisine et moi.

Mélanie s'approche et me murmure, amusée :

- Tu crois qu'elle va venir ?

- Aucune idée.

Je souris.

Mais je l'espère. Vraiment...

Une recette imprévueWhere stories live. Discover now