Livre 2 - Chapitre 36

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Dimanche 26 juillet 1942

Cher journal,

Aujourd'hui, et pour la première fois depuis longtemps, Nicole et moi nous sommes rendues en terrasse pour prendre une limonade. La chaleur était écrasante, et en l'absence de consignes strictes de nos chefs, nous nous sommes octroyées quelques heures d'innocence. Je crois qu'après les derniers évènements, je devais me sortir de la tête l'horreur dont nous étions témoins.

Si je n'ai pu m'empêcher de serrer les dents en voyant déambuler les soldats allemands, j'ai tout de même apprécié cette après-midi « banale » pour les deux jeunes femmes que nous étions. Il est étonnant de voir comment la vie continue, malgré les horreurs et les drames. Les cafés sont ouverts et font le plein en cette saison ; quelques accordéonistes accompagnent les promeneurs sur les quais ; et ce soir on jouait « La veuve joyeuse » au théâtre municipal. On en oublierait presque les exécutions, la faim, les étoiles jaunes qu'on ne voit pas en terrasse, et la peur.

Est-ce parce que je suis au cœur d'un réseau de résistance que j'ai tant de mal à comprendre ces gens qui vivent paisiblement et s'accoutument de la guerre ? Et pourtant une part de moi les envient : après tout, et quelle que soit l'issue de notre combat, on ne me rendra pas les trois années qui viennent de s'écouler, ni celles à venir. Nous en avons ri avec Nicole, tentant d'imaginer à quoi auraient dû ressembler nos vies.

J'aurais pu danser, flirter, être institutrice, me marier et avoir des enfants, comme la plupart des filles de mon âge.

Nous nous sommes comparées à ces jeunes femmes de bonne famille, déambulant dans de jolies robes sur le trottoir d'en face, tandis que nous devions rapiécer encore et encore les mêmes bouts de tissus qui nous servent actuellement de jupons.

Je n'ai pu m'empêcher de me demander si c'était la raison pour laquelle André m'avait repoussée. Je ne suis ni élégante, ni de bonne famille, je porte des haillons, et j'ai piqué quelques mots de jargon à mes compagnons, qui nous apprennent à jurer comme des chartiers dès qu'ils en ont l'occasion.

Et je n'ai pas une once de la grâce et de l'aura de Madeleine. Cela ne me rend certainement pas désirable pour un homme comme André. Penser à lui est toujours douloureux, mais cela est plus dû à la honte que m'a causée son rejet, qu'à la véritable tristesse de l'avoir perdu. Mon ego en a pris un coup, plus que mon cœur.


Dimanche 16 août 1942

Cher journal,

J'avais écrit ici l'horreur que m'inspiraient les rafles qui se sont déroulées dans Paris le mois dernier. Elles ont d'ailleurs déclenché un tollé dans l'opinion publique, sans que rien ne soit fait pour y mettre un terme. Et si l'on pourrait croire que nos gouvernants ont pris conscience de l'ignominie commise, l'inverse s'est produit.

Alors que les rafles continuent à travers le pays, même en zone libre, ce sont les enfants du Vel d'hiv qui ont été mis en masse dans les trains et déportés vers l'Allemagne ces derniers jours. Moi qui m'accrochais à l'idée qu'eux au moins avaient été épargnés, je crains pour le sort qui leur est réservé là-bas. Quelles menaces peuvent bien représenter de tous petits pour le régime d'Hitler ?

En parallèle des prisonniers caennais ont été rapatriés, uniquement pour être remplacés par des hommes en meilleure condition physique. L'échange, qui comprenait une vingtaine d'hommes, s'est produit cette semaine. Tandis que des hommes hagards, amaigris et au regard vide descendaient d'un train, d'autres y étaient chargés pour aller accomplir des tâches ingrates à des milliers de kilomètres. Ce trafic d'êtres humains n'est pas dissimulé, et l'Allemagne Nazie le considère comme un juste tribu de guerre. Quelle honte.

Je ne te connaissais pasWhere stories live. Discover now