Chapitre sans titre 27

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Vendredi 13 juin 1941 

Cher journal, 

Depuis trois jours André et moi nous relayons devant la gare et devant la Kommandantur pour observer les allées et venues des soldats. Les gardes fixés à la gare prennent leurs postes de façon régulière, toujours par paire. Deux d'entre eux sont à l'entrée de la gare, surveillant les entrées et les sorties, et interpellant toute personne qui leurs paraitrait suspecte. Deux autres soldats sont postés sur les quais, vérifiant les papiers de tous ceux qui montent ou descendent d'un train. Il faudra absolument que nous arrivions à tous les attirer, pour libérer le passage à nos compagnons, qu'ils puissent sortir de la gare sans avoir à présenter de justificatifs. Le visage de Charvet est connu, et je ne doute pas qu'il soit sur la liste noire des hauts gradés Boches. 

Pour ce qui est de la Kommandantur en revanche, une activité inhabituelle y règne depuis le début de la semaine, et même depuis quelques jours avant cela, si j'en crois les derniers rapports de Mickey, que j'ai trouvé dans la cave. Il y écrivait déjà au début du mois que les camions nazis ne cessaient d'aller et venir, et que de nombreuses arrestations semblaient avoir lieu, la fréquence des arrivées de civils dans les locaux ayant nettement augmentée. Il note aussi que pour chaque nouvel « arrivage » de prisonniers, il semble qu'autant soit transférés. Si l'on ne peut être sûrs d'où sont envoyés ces pauvres gens, il est assez aisé de le deviner.Nous avons finalement appris la raison de ces va-et-vient un peu plus tôt aujourd'hui, alors que nous étions à nouveau réunis autour d'un poste radio. « Honneur et Patrie » a ainsi débuté en nous informant que Vichy venait d'annoncer l'arrestation de douze mille juifs pour « complotisme » contre la coopération franco-allemande. Douze mille personnes arrêtées à travers la zone occupée. Le chiffre me semble inconcevable. Ainsi voilà ce que faisait les Boches. Ils passent à l'action, comme ils l'ont fait en Allemagne. 

J'en suis malade. Imaginer ces familles, parents, enfants, amis, déportés sans raison, déracinés, probablement torturés, pour des croyances. Cela ne fait aucun sens pour moi. Je ne parviens pas à comprendre la motivation derrières ces arrestations, et je ne peux imaginer que notre gouvernement, qui affirme faire ce qu'il y a de mieux pour la France, soit complice de ces actions. J'enrage de me sentir impuissante. J'espère que ce fameux Charvet aura des solutions à nous apporter. La France va mal. 


Lundi 16 juin 1941 

Cher journal,

J'ai le sentiment de me réveiller d'un très long rêve, de ne pas réellement avoir vécu ces deux derniers jours. 

J'étais levée aux aurores samedi matin, n'ayant quasiment pas fermé l'œil de la nuit. Je sentais déjà l'adrénaline courir dans mes veines, et j'espérais que cela ne me porterait pas préjudice. J'ai tenté de dissimuler ma fébrilité à Madeleine, et elle a fait comme si de rien était, vaquant à ses tâches habituelles, tandis que je tournais en rond dans la maison. Papa est parti travailler comme chaque samedi, ne se doutant de rien. Je regardais l'horloge sans cesse. Lorsque celle-ci a sonné dix coups, Madeleine a enfin posé son torchon, et nous sommes montées dans notre chambre. 

Le but était de me grimer en dame, une jeune dame assez convaincante, qui allait monter sur scène pour le rôle de sa vie. De son armoire Madeleine a sorti une robe blanche à pois noir, que je ne lui avais jamais vu porter. La robe était tellement cintrée que ma première idée fut que je ne rentrerais jamais dedans. C'était sans compter sur le régime drastique qui nous est imposé depuis un an. La robe a glissé sur moi, et si j'étais légèrement engoncée à la poitrine, je ne pouvais nier qu'elle me faisait une silhouette avantageuse. Madeleine a remonté mes cheveux en un joli chignon, me faisant de grosses boucles sur l'arrière du crâne et les laissant tomber dans mon cou. Elle a piqué par-dessus un grand chapeau noir, qui me donnait l'allure d'une bourgeoise, l'effet recherché. Restait la question des chaussures : je ne pouvais décemment pas mettre mes godillots avec une tenue si chic, mais si je devais courir, mes chaussures du dimanche et leurs talons serait une gène évidente. Tant pis, il fallait que je sois crédible. Je passais donc la sangle de mes souliers de cuir autour de mes chevilles. Alors que j'appliquais du fard sur mes joues et du rouge sur mes lèvres, Madeleine se changea elle aussi, enfilant son uniforme de Gavroche : une culotte longue, une chemise trois fois trop grande pour elle, et ses grosses bottes de cuir. Noyée dans ses vêtements, elle enfila par-dessus un manteau élimé, dont elle redressa le col pour cacher la masse de cheveux qu'elle avait nouée dans son cou. Vissant sa casquette sur son crâne, nous nous sommes observés un instant avant d'éclaté de rire devant nos accoutrements, qui ne nous ressemblaient, ni à l'une, ni à l'autre. 

Je ne te connaissais pasWhere stories live. Discover now