Livre 2 - Chapitre 20

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Des cris d'enfants. Des coups de fusils. Deux mains qui attrapent et poussent en avant. Une porte de cellule qui se ferme. Les corps décharnés. La mort partout.

Deborah se réveille en sursaut, aspirant à plein poumons, alors que les cris d'horreur qu'elle poussait en rêve s'étranglent dans sa gorge. Perdue, elle a besoin d'une bonne minute pour reprendre ses esprits, se redresser et réaliser qu'elle est en sécurité dans sa chambre d'hôtel. Dehors, le soleil disparait derrière les toits de Caen, embrasant le ciel. Il n'est pas tard, entre chien et loup, dirait son père. Le carnet de sa grand-mère est tombé au sol, probablement poussé du lit par ses gesticulations. Il faut croire que les souvenirs qu'il renferme l'ébranlent plus qu'elle ne l'aurait cru. L'enterrement aussi, certainement.

L'image de son oncle Emile, devant la tombe d'Eugénie un peu plus tôt dans la journée, se superpose à celle de son grand-oncle. Ou du moins l'image qu'elle s'en fait. Mourir si jeune, elle ne peut le concevoir. Elle qui n'a jamais connu l'amour fraternel, elle a pourtant le sentiment qu'on ne se remet sans doute jamais d'un drame pareil. Est-ce qu'Oncle Emile connait l'histoire de son homonyme ? Est-ce que les enfants d'Eugénie n'ont jamais discuté de son passé avec elle ? Le père de Deborah en tout cas, n'a jamais abordé le sujet avec sa fille.

Il est difficile d'imaginer Grand-Mère, qu'elle a toujours connue un peu effacée, menant une vie quasi- « normale », avec des amies, des petits boulots, des coups de cœur, et même une gueule de bois ! Le tout dans un contexte si particulier.

Comment continue-t-on à grandir, à vieillir, à vivre sa jeunesse dans ces conditions ? Quand votre meilleure amie est enfermée pour ses origines, quand le garçon qui vous plait - malgré tout ce que sa grand-mère peut bien dire – revient de la guerre défigurée, et que vous venez à manquer de tout à la maison ?

Deborah expire lentement, espérant se délester un peu du poids qui appuie sur sa poitrine. Ce témoignage la remue plus qu'elle ne l'aurait cru. Elle se lève pour rejoindre la réception qui se termine dans le hall de l'hôtel, ressentant soudainement le besoin de se mêler aux vivants, de remettre pied dans la réalité.

Certains ont déjà quitté les lieux. Les plus vieux ramenés par leurs cadets à la maison de retraite, d'autres se pressant pour ne pas rater le début d'Affaire conclue, avant le journal de vingt heures. Deborah observe les plus âgés, essayant malgré elle de les imaginer dans leurs jeunes années. Qu'il est difficile de se représenter le passé des gens, qu'ils soient des proches ou des inconnus. Celui-ci, ramassé dans son fauteuil, avec sa peau parcheminée doit avoir le même âge que Grand-Mère. Qui était-il ? Jeune étudiant, résistant féroce, ou garçon effacé essayant de survivre dans une époque trop noire ? Et cette gentille mamie au rouge à lèvre criard ? Elle a les yeux sur les derniers petits-fours, qu'elle fixe comme si elle n'avait pas mangé depuis des jours. Était-elle nourrie à sa faim quand elle été enfant ? Faisait-elle partie de ceux qui ne se souciait de rien, les protégés d'un régime élitiste, ou a-t-elle du, elle aussi, se contenter de pommes de terre bouillies en rêvant à des jours meilleurs ? La curiosité démange Deborah et elle rêverait d'entendre leurs histoires. Pourtant ce sont des questions qu'on ne pose pas n'est-ce pas ? Refaire vivre leurs pires années à des petits vieux déjà fatigués par la vie, certainement pas. Alors qu'ils auraient tant à dire, tant à partager.

- Debby ?

La voix de son père la tire une fois de plus de sa réflexion. Il l'observe, attendant une réaction de sa part. Elle se contente de lui sourire en retour. Elle ne peut s'empêcher de remarquer ses cernes et ses traits marqués. Cela fait quatre jours maintenant qu'ils sont à Caen, et son père n'a pas pu souffler un seul instant, pas un moment pour laisser libre cours à son deuil. Elle lui serre le bras et reste à ses côtés tandis que les derniers invités viennent présenter, à nouveau, leurs plus sincères condoléances.

Je ne te connaissais pasWhere stories live. Discover now